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Elle avait soin, cependant, de ne jamais s’écarter avec lui.

Or, un soir, le samedi de la même semaine où ils avaient été au gour de Tazenat, comme ils remontaient à l’hôtel, vers dix heures, le marquis, Christiane et Paul, car ils avaient laissé Gontran jouant à l’écarté avec MM. Aubry-Pasteur, Riquier et le Docteur Honorat dans la grande salle du Casino, Brétigny s’écria, en apercevant la lune qui apparaissait à travers les branches :

— Comme ce serait joli d’aller voir les ruines de Tournoël par une nuit comme celle-ci !

À cette seule pensée, Christiane fut émue, la lune et les ruines ayant sur elle la même influence que sur presque toutes les âmes de femmes.

Elle pressa la main du marquis :

— Oh ! Petit père, si tu voulais ?

Il hésitait, ayant grande envie de se coucher.

Elle insista :

— Songe donc, c’est déjà si beau de jour, Tournoël ! Tu disais toi-même que tu n’avais jamais vu une ruine aussi pittoresque, avec cette grande tour au-dessus du château ! Qu’est-ce que ça doit être la nuit ?

Il consentit enfin :

— Eh bien, allons ; mais nous regarderons cinq minutes et nous reviendrons tout de suite. Je veux être couché à onze heures, moi.

— Oui, nous reviendrons tout de suite. Il ne faut pas plus de vingt minutes pour y aller.

Ils partirent tous les trois, Christiane appuyée au bras de son père et Paul marchant à côté d’elle.

Il parlait de voyages qu’il avait faits, de la Suisse, de l’Italie, de la Sicile. Il racontait ses impressions devant certaines choses, son enthousiasme au faîte du mont Rose, alors que le soleil, surgissant à l’horizon de ce peuple de sommets glacés, de ce monde figé des neiges éternelles, jeta sur chacune des cimes géantes une clarté éclatante et blanche, les alluma comme les phares pâles qui doivent éclairer les royaumes des morts. Puis il dit son émotion au bord du cratère monstrueux de l’Etna, quand il s’était senti, bête imperceptible, à trois mille mètres dans les nuages, n’ayant plus que la mer et le ciel autour de lui, la mer bleue au-dessous, le ciel bleu au-dessus, et penché sur cette bouche effroyable de la terre, dont l’haleine le suffoquait.

Il élargissait les images pour émouvoir la jeune femme ; et elle palpitait en l’écoutant, apercevant elle-même, dans un élan de sa pensée, ces grandes choses qu’il avait vues.

Tout à coup, au détour de la route, ils découvrirent Tournoël. L’antique château, debout sur son pic, dominé par sa tour haute et mince, percée à jour et démantelée par le temps et par les guerres anciennes, dessinait, sur un ciel d’apparitions, sa grande silhouette de manoir fantastique.

Ils s’arrêtèrent, surpris tous trois. Le marquis dit enfin :

— En effet, c’est très joli ; on dirait un rêve de Gustave Doré réalisé. Asseyons-nous cinq minutes.

Et il s’assit sur l’herbe du fossé.

Mais Christiane, affolée d’enthousiasme, s’écria :

— Oh, père, allons plus loin ! C’est si beau ! Si beau ! Allons jusqu’au pied, je t’en supplie !

Le marquis, cette fois, refusa :

— Non, ma chérie, j’ai assez marché ; je n’en puis plus. Si tu veux le voir de plus près, vas-y avec M. Brétigny. Moi, je vous attends ici.

Paul demanda :

— Voulez-vous, Madame ?

Elle hésitait, saisie par deux craintes : celle de se trouver seule avec lui, et celle de blesser un honnête homme, en ayant l’air de le redouter.

Le marquis reprit :

— Allez, allez ! Moi, je vous attends.

Alors, elle songea que son père resterait à portée de leurs voix, et elle dit résolument :

— Allons, Monsieur.

Ils partirent côte à côte.

Mais à peine eut-elle marché pendant quelques minutes qu’elle se sentit envahie par une émotion poignante, par une peur vague, mystérieuse, peur de la ruine, peur de la nuit, peur de cet homme. Ses jambes devenues molles tout à coup, comme l’autre soir au lac de Tazenat, refusaient de la porter plus loin, ployaient sous elle, lui paraissaient s’enfoncer dans la route, où ses pieds demeuraient tenus quand elle voulait les soulever.

Un grand arbre, un châtaignier, planté contre le chemin, abritait le bord d’une prairie. Christiane, essoufflée comme si elle eût couru, se laissa tomber contre le tronc. Et elle balbutia :

— Je m’arrête ici… On voit très bien.

Paul s’assit à côté d’elle. Elle entendait battre son cœur à grands coups précipités. Il dit, après un court silence :

— Croyez-vous que nous ayons déjà vécu ?

Elle murmura, sans avoir bien compris ce qu’il lui demandait, tant elle était émue :

— Je ne sais pas. Je n’y ai jamais songé !

Il reprit :

— Moi, je le crois… par moments… ou plutôt je le sens… L’être étant composé d’un esprit et d’un corps, qui semblent distincts mais ne sont sans doute qu’un tout de même nature, doit reparaître lorsque les éléments qui l’ont formé une première fois se trouvent combinés ensemble une seconde fois. Ce n’est pas le même individu assurément, mais c’est bien le même homme qui revient quand un corps pareil à une forme précédente se trouve habité par une âme semblable à celle qui l’animait autrefois. Eh bien, moi ce soir, je suis sûr, Madame, que j’ai vécu dans ce château, que je l’ai possédé, que je m’y suis battu, que je l’ai défendu. Je le reconnais, il fut à moi, j’en suis certain ! Et je suis certain aussi que j’y ai aimé une femme qui vous ressemblait, qui s’appelait, comme vous, Christiane ! J’en suis tellement certain, qu’il me semble vous voir encore, m’appelant du haut de cette tour. Cherchez, souvenez-vous ! Il y a un bois, derrière, qui descend dans une profonde vallée. Nous nous y sommes souvent promenés. Vous aviez des robes légères, les soirs d’été ; et je portais de lourdes armes qui sonnaient sous les feuillages.

— Vous ne vous rappelez pas ? Cherchez donc, Christiane ! Mais votre nom m’est familier comme ceux qu’on entend dès l’enfance ! On regarderait avec soin toutes les pierres de cette forteresse, on l’y retrouverait gravé par ma main, jadis ! Je vous affirme que je reconnais ma demeure, mon pays, comme je vous ai reconnue, vous, la première fois que je vous ai vue !

Il parlait avec une conviction exaltée, grisé poétiquement par le contact de cette femme, et par la nuit, et par la lune, et par la ruine.

Brusquement il se mit à genoux devant Christiane, et, d’une voix tremblante :

— Laissez-moi vous adorer encore, puisque je vous ai retrouvée. Voilà si longtemps que je vous cherche !

Elle voulait se lever, partir, rejoindre son père ; mais elle n’en avait pas la force, elle n’en avait pas le courage, retenue, paralysée par une envie ardente de l’écouter encore, d’entendre entrer dans son cœur ces paroles qui la ravissaient. Elle se sentait emportée dans un songe, dans le songe toujours espéré, si doux, si poétique, plein de rayons de lune et de ballades.

Il lui avait saisi les mains et lui baisait le bout des ongles en balbutiant :

— Christiane… Christiane… prenez-moi… tuez-moi… je vous aime… Christiane… !

Elle le sentait trembler, frissonner à ses pieds. Il lui baisait les genoux maintenant, avec des sanglots profonds dans la poitrine. Elle eut peur qu’il ne devînt fou et se leva pour se sauver. Mais il s’était dressé plus vite qu’elle et l’avait saisie dans ses bras en se jetant sur sa bouche.

Alors, sans un cri, sans révolte, sans résistance, elle se laissa tomber sur l’herbe, comme si cette caresse lui eût cassé les reins en brisant sa volonté. Et il la prit aussi facilement que s’il cueillait un fruit mûr.