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Le marquis, effaré, balbutia :

— Mais alors, que deviendrons-nous ?

Andermatt saisit son chapeau :

— Laissez-moi faire, et je vous réponds que nous les aurons ce soir tous les trois, vous entendez bien — tous — les — trois — à nos genoux. Allons voir le paralytique, maintenant.

Il cria :

— Es-tu prête, Christiane ?

Elle parut sur la porte, très pâle, avec un air déterminé. Ayant embrassé son père et son frère, elle se tourna vers Paul et lui tendit la main. Il la prit, les yeux baissés, tremblant d’angoisse. Comme le marquis, Andermatt et Gontran s’en allaient en causant et sans s’occuper d’elle, elle dit, d’une voix ferme, en fixant sur le jeune homme un regard tendre et décidé :

— Je vous appartiens corps et âme. Faites de moi désormais ce qu’il vous plaira.

Puis elle sortit, sans le laisser répondre.

En approchant de la source des Oriol, ils aperçurent, pareil à un énorme champignon, le chapeau du père Clovis, qui sommeillait sous le soleil, dans l’eau chaude, au fond de son trou. Il y passait maintenant ses matinées entières, accoutumé à ce bain brûlant qui le rendait, disait-il, plus gaillard qu’un nouveau marié.

Andermatt le réveilla :

— Eh bien, mon brave, ça va-t-il mieux ?

Quand il eut reconnu son bourgeois, le vieux fit une grimace de satisfaction :

— Oui, oui, cha va, cha va a lo voulounta.

— Est-ce que vous commencez à marcher ?

— Comme un lapin, Môchieu, comme un lapin. Je dancherai une bourrée avec ma bonne amie au premier dimanche du mois.

Andermatt sentit battre son cœur ; il répéta :

— Vrai, vous marchez ?

Le père Clovis cessa de plaisanter :

— Oh ! Pas fort, pas fort. N’importe, cha va.

Alors le banquier voulut voir tout de suite comment marchait le vagabond. Il tournait autour du trou, s’agitait, donnait des ordres comme pour renflouer un navire coulé.

— Tenez, Gontran, prenez le bras droit. — Vous, Brétigny, le bras gauche. Moi, je vais lui soutenir les reins. Allons, ensemble — une — deux — trois. — Mon cher beau-père, tirez à vous la jambe, — non, l’autre, celle qui reste dans l’eau. — Vite, je vous prie, je n’en puis plus ! — Nous y sommes, — une, — deux, — voilà, ouf !

Ils avaient assis par terre le bonhomme qui les laissait faire d’un air goguenard, sans aider en rien leurs efforts.

Puis on le souleva de nouveau et on le dressa sur ses jambes en lui donnant ses béquilles, dont il se servit comme de cannes ; et il se mit à marcher, courbé en deux, traînant ses pieds, geignant, soufflant. Il avançait à la façon d’une limace et laissait derrière lui une longue traînée d’eau sur la poussière blanche de la route.

Andermatt, enthousiasmé, battit des mains, en criant comme on fait au théâtre pour acclamer les acteurs : « Bravo, bravo, admirable, bravo ! ! ! » Puis, comme le vieux semblait exténué, il s’élança pour le soutenir, le saisit dans ses bras, bien que ses hardes fussent ruisselantes, et il répétait :

— Assez, ne vous fatiguez pas. Nous allons vous remettre dans le bain.

Et le père Clovis fut replongé dans son trou, par les quatre hommes qui l’avaient pris par ses quatre membres et le portaient avec précaution, comme un objet fragile et précieux.

Alors le paralytique déclara, d’une voix convaincue :

— Ch’est de la bonne eau tout d’ même, d’ la bonne eau qui n’a point cha pareille. Cha vaut un tréjor, de l’eau comme cha !

Andermatt, tout à coup, se retourna vers son beau-père :

— Ne m’attendez point pour déjeuner. Je vais chez les Oriol et je ne sais quand je serai libre. Il ne faut pas laisser traîner ces choses-là !

Et il partit, pressé, courant presque, et faisant avec sa badine un moulinet d’homme enchanté.

Les autres s’assirent sous les saules, au bord de la route, en face du trou du père Clovis.

Christiane, à côté de Paul, regardait devant elle la haute butte d’où elle avait vu sauter le morne ! Elle était là-haut, ce jour-là, voici un mois à peine ! Elle était assise sur cette herbe rousse ! Un mois ! Rien qu’un mois ! Elle se rappelait les plus légers détails, les ombrelles tricolores, les marmitons, les moindres paroles de chacun ! Et le chien, le pauvre chien broyé par l’explosion ! Et ce grand garçon inconnu qui s’était élancé sur un mot d’elle pour sauver la bête ! Aujourd’hui il était son amant ! Son amant ! Donc elle avait un amant ! Elle était sa maîtresse — sa maîtresse ! Elle se répétait ce mot dans le secret de sa conscience — sa maîtresse ! Quel mot bizarre ! Cet homme, assis à côté d’elle, dont elle voyait une main arracher un à un des brins d’herbe auprès de sa robe qu’il cherchait à toucher, cet homme était maintenant lié à sa chair et à son cœur, par cette chaîne mystérieuse, inavouable, honteuse, que la nature a tendue entre la femme et l’homme.

Avec cette voix de la pensée, cette voix muette qui semble parler si haut dans le silence des âmes troublées, elle se répétait sans cesse : « Je suis sa maîtresse, sa maîtresse ! Sa maîtresse ! » Comme cela était étrange, imprévu !

« Est-ce que je l’aime ? » Elle jeta sur lui un coup d’œil rapide. Leurs yeux se rencontrèrent et elle se sentit tellement caressée par le regard passionné dont il l’avait couverte, qu’elle frémit de la tête aux pieds. Elle avait envie, maintenant, une envie folle, irrésistible, de prendre cette main qui jouait dans l’herbe, et de la serrer bien fort pour lui exprimer tout ce qu’on peut dire dans une étreinte. Elle fit glisser la sienne le long de sa robe jusqu’au gazon, puis elle l’y laissa, immobile, les doigts ouverts. Alors elle vit l’autre s’en venir, tout doucement, comme une bête amoureuse qui cherche sa compagne. Elle s’en vint, tout près, tout près, et leurs petits doigts se touchèrent ! Ils se frôlèrent par le bout, doucement, à peine, se perdirent et se retrouvèrent, ainsi que des lèvres qui s’embrassent. Mais cette caresse imperceptible, cet effleurement léger, entrait en elle si violemment qu’elle se sentait défaillir comme s’il l’avait de nouveau écrasée en ses bras.

Et elle comprit soudain comment on appartient à quelqu’un, comment on n’est plus rien sous l’amour qui vous possède, comment un être vous prend, corps et âme, chair, pensée, volonté, sang, nerfs, tout, tout, tout ce qui est en vous, ainsi que fait un grand oiseau de proie aux larges ailes en s’abattant sur un roitelet.

Le marquis et Gontran parlaient de la station future, gagnés eux-mêmes par l’enthousiasme de Will. Et ils disaient les mérites du banquier, la netteté de son esprit, la sûreté de son jugement, la certitude de sa méthode spéculative, la hardiesse de ses procédés et la régularité de son caractère. Beau-père et beau-frère, devant le succès probable, dont ils se croyaient certains, étaient d’accord et se félicitaient de cette alliance.

Christiane et Paul ne semblaient pas entendre, tout occupés l’un de l’autre.

Le marquis dit à sa fille :

— Hé ! Mignonne, tu pourrais bien devenir un jour une des femmes les plus riches de France, et on te nommera comme on nomme les Rothschild. Will est vraiment un homme remarquable, très remarquable, une grande intelligence.

Mais une jalousie brusque et bizarre entra soudain dans le cœur de Paul.

— Laissez donc, dit-il, je la connais, leur intelligence, à tous ces brasseurs d’affaires. Ils n’ont qu’une chose en tête : l’argent ! Toutes les pensées que nous donnons aux belles choses, tous les actes que nous perdons pour nos caprices, toutes les heures que nous jetons à nos distractions, toute la force que nous gaspillons pour nos plaisirs, toute l’ardeur et toute la puissance que nous prend l’amour, l’amour divin, ils les emploient à chercher de l’or, à songer à l’or, à amasser de l’or ! L’homme, l’homme intelligent, vit pour toutes les grandes tendresses désintéressées, les arts, l’amour, la science, les voyages, les livres ; et s’il cherche l’argent, c’est parce que cela facilite les joies réelles de l’esprit et même le bonheur du cœur ! Mais eux, ils n’ont rien dans l’esprit et dans le cœur que ce goût ignoble du trafic ! Ils ressemblent aux hommes de valeur, ces écumeurs de la vie, comme le marchand de tableaux ressemble au peintre, comme l’éditeur ressemble à l’écrivain, comme le directeur de théâtre ressemble au poète.