Ils s’asseyaient sous les arbres sombres, elle sur une butte d’herbe, lui plus bas, à ses pieds. Le vent dans les tiges chantait ce doux chant des pins qui ressemble un peu à une plainte ; et la Limagne immense, aux lointains invisibles, noyée dans les brumes, leur donnait tout à fait la sensation de l’Océan. Oui, la mer était là, devant eux, là-bas ! Ils n’en pouvaient douter, car ils recevaient son haleine sur la face !
Il avait pour elle des câlineries enfantines :
— Donnez vos doigts que je les mange, ce sont mes bonbons, à moi.
Il les prenait, l’un après l’autre, dans sa bouche, et semblait les goûter avec des frissons gourmands :
— Oh ! Qu’ils sont bons ! Le petit surtout. Je n’ai jamais rien mangé de meilleur que le petit.
Puis il se mettait à genoux, posant ses coudes sur les genoux de Christiane et il murmurait :
— Liane, regardez-moi ?
Il l’appelait Liane parce qu’elle s’enlaçait à lui pour l’embrasser, comme une plante étreint un arbre.
— Regardez-moi. Je vais entrer dans votre âme.
Et ils se regardaient de ce regard immobile, obstiné qui semble vraiment mêler deux êtres l’un à l’autre !
— On ne s’aime bien qu’en se possédant ainsi, disait-il, toutes les autres choses de l’amour sont des jeux de polissons.
Et face à face, confondant leurs haleines, ils se cherchaient éperdument dans la transparence des yeux.
Il murmurait :
— Je vous vois, Liane. Je vois votre cœur adoré !
Elle répondait :
— Moi aussi, Paul, je vois votre cœur !
Et ils se voyaient, en effet, l’un et l’autre, jusqu’au fond de l’âme et du cœur, car ils n’avaient plus dans l’âme et dans le cœur qu’un furieux élan d’amour l’un vers l’autre.
Il disait :
— Liane, votre œil est comme le ciel ! Il est bleu, avec tant de reflets, avec tant de clarté ! Il me semble que j’y vois passer des hirondelles ! Ce sont vos pensées, sans doute ?
Et quand ils s’étaient longtemps, longtemps contemplés ainsi, ils se rapprochaient encore et s’embrassaient doucement, par petits coups, en se regardant de nouveau, entre chaque baiser. Quelquefois il la prenait dans ses bras et l’emportait en courant le long du ruisseau qui glissait vers les gorges d’Enval avant de s’y précipiter. C’était un étroit vallon où alternaient des prairies et des bois. Paul courait sur l’herbe et par moments, élevant la jeune femme au bout de ses poignets puissants, il criait :
— Liane, envolons-nous.
Et ce besoin de s’envoler, l’amour, leur amour exalté, le jetait en eux, harcelant, incessant, douloureux. Et tout, autour d’eux, aiguisait ce désir de leur âme, l’air léger, un air d’oiseau, disait-il, et le vaste horizon bleuâtre où ils auraient voulu s’élancer tous les deux, en se tenant par la main, et disparaître au-dessus de la plaine infinie lorsque la nuit s’étendait sur elle. Ils seraient partis ainsi à travers le ciel embrumé du soir, pour ne jamais revenir. Où seraient-ils allés ? Ils ne le savaient point, mais quel rêve !
Quand il était essoufflé d’avoir couru en la portant ainsi, il la posait sur un rocher pour s’agenouiller devant elle ! Et lui baisant les chevilles, il l’adorait en murmurant des paroles enfantines et tendres.
S’ils s’étaient aimés dans une ville, leur passion, sans doute, aurait été différente, plus prudente, plus sensuelle, moins aérienne et moins romanesque. Mais là, dans ce pays vert dont l’horizon élargissait les élans de l’âme, seuls, sans rien pour se distraire, pour atténuer leur instinct d’amour éveillé, ils s’étaient élancés soudain dans une tendresse éperdument poétique, faite d’extase et de folie. Le paysage autour d’eux, le vent tiède, les bois, l’odeur savoureuse de cette campagne leur jouaient tout le long des jours et des nuits la musique de leur amour ; et cette musique les avait excités jusqu’à la démence, comme le son des tambourins et des flûtes aiguës pousse à des actes de déraison sauvage le derviche qui tourne avec son idée fixe.
Un soir, comme ils rentraient pour dîner, le marquis leur dit tout à coup :
— Andermatt revient dans quatre jours, toutes les affaires sont arrangées. Nous autres, nous partirons le lendemain de son retour. Voici bien longtemps que nous sommes ici, il ne faut pas trop prolonger les saisons d’eaux minérales.
Ils furent surpris comme si on leur eût annoncé la fin du monde ; et ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre pendant le repas, tant ils songeaient avec étonnement à ce qui devait arriver. Donc ils se trouveraient séparés dans quelques jours et ne se verraient plus librement. Cela leur paraissait si impossible et si bizarre qu’ils ne le comprenaient pas.
Andermatt revint, en effet, à la fin de la semaine. Il avait télégraphié pour qu’on lui envoyât deux landaus au premier train. Christiane, qui n’avait point dormi, harcelée par une émotion étrange et nouvelle, une sorte de peur de son mari, une peur mêlée de colère, de mépris inexpliqué et d’envie de le braver, s’était levée dès le jour et l’attendait. Il apparut dans la première voiture, accompagné de trois messieurs bien vêtus, mais d’allure modeste. Le second landau en portait quatre autres qui semblaient de condition un peu inférieure aux premiers. Le marquis et Gontran s’étonnèrent. Celui-ci demanda :
— Qu’est-ce que ces gens ?
Andermatt répondit :
— Mes actionnaires. Nous allons constituer la Société aujourd’hui même et nommer le conseil d’administration.
Il embrassa sa femme sans lui parler et presque sans la voir, tant il était préoccupé, et se tournant vers les sept messieurs, respectueux et muets, debout derrière lui :
— Faites-vous servir à déjeuner, dit-il, et promenez-vous. Nous nous retrouverons ici, à midi.
Ils s’en allèrent en silence, comme des soldats qui obéissent à l’ordre, et montant deux par deux les marches du perron, ils disparurent dans l’hôtel.
Gontran, qui les regardait partir, demanda avec un grand sérieux :
— Où les avez-vous trouvés, vos figurants ?
Le banquier sourit :
— Ce sont des hommes très bien, des hommes de bourse, des capitalistes.
Et il ajouta, après un silence, avec un sourire plus marqué :
— Qui s’occupent de mes affaires.
Puis il se rendit chez le notaire pour relire les pièces dont il avait envoyé la rédaction toute prête quelques jours auparavant.
Il y trouva le Docteur Latonne, avec qui d’ailleurs il avait échangé plusieurs lettres, et ils causèrent longtemps, à voix basse, dans un coin de l’étude, pendant que les plumes des clercs couraient sur le papier avec un petit bruit d’insectes.
Rendez-vous fut pris pour deux heures, afin de constituer la Société.
Le cabinet du notaire avait été préparé comme pour un concert. Deux rangs de chaises attendaient les actionnaires en face de la table où maître Alain devait s’asseoir à côté de son premier clerc. Maître Alain avait passé son habit, vu l’importance de l’affaire. C’était un tout petit homme, une boule de chair blanche, qui bredouillait.
Andermatt entra comme deux heures sonnaient, accompagné du marquis, de son beau-frère et de Brétigny, et suivi des sept messieurs que Gontran appelait des figurants. Il avait l’air d’un général. Le père Oriol apparut aussitôt avec Colosse. Ils semblaient inquiets, méfiants, comme le sont toujours des paysans qui vont signer. Le Docteur Latonne vint le dernier. Il avait fait la paix avec Andermatt par une soumission complète précédée d’excuses habilement tournées et suivies d’offres de service sans réticences et sans restrictions.