Alors le banquier, sentant qu’il le tenait, lui avait promis la place enviée de médecin-inspecteur du nouvel établissement.
Quand tout le monde fut entré, un grand silence régna.
Le notaire prit la parole :
— Messieurs, asseyez-vous.
Il prononça encore quelques mots que personne n’entendit dans le mouvement des sièges.
Andermatt enleva une chaise et la plaça en face de son armée, afin d’avoir l’œil sur tout son monde, puis il dit, quand on fut assis :
— Messieurs, je n’ai pas besoin de vous donner des explications sur le motif qui nous réunit. Nous allons d’abord constituer la Société nouvelle dont vous voulez bien être actionnaires. Je dois cependant vous faire part de quelques détails qui nous ont causé un peu d’embarras. J’ai dû, avant de rien entreprendre, m’assurer que nous obtiendrions les autorisations nécessaires pour la création d’un nouvel établissement d’utilité publique. Cette assurance, je l’ai. Ce qui reste à faire sous ce rapport, je le ferai. J’ai la parole du Ministre. Mais un autre point m’arrêtait. Nous allons, Messieurs, entreprendre une lutte avec l’ancienne Société des eaux d’Enval. Nous sortirons vainqueurs de cette lutte, vainqueurs et riches, soyez-en convaincus ; mais de même qu’il fallait un cri de guerre aux combattants d’autrefois, il nous faut, à nous, combattants du combat moderne, un nom pour notre station, un nom sonore, attirant, bien fait pour la réclame, qui frappe l’oreille comme une note de clairon et entre dans l’œil comme un éclair. Or, Messieurs, nous sommes à Enval et nous ne pouvons débaptiser ce pays. Une seule ressource nous restait. Désigner notre établissement, notre établissement seul, par une appellation nouvelle.
« Voici ce que je vous propose :
« Si notre maison de bains se trouve au pied de la butte dont est propriétaire M. Oriol, ici présent, notre futur casino sera situé sur le sommet de cette même butte. On peut donc dire que cette butte, ce mont, car c’est un mont, un petit mont, constitue notre établissement, puisque nous en avons le pied et le faîte. N’est-il pas naturel, dès lors, d’appeler nos bains : les Bains du Mont-Oriol, et d’attacher à cette station, qui deviendra une des plus importantes du monde entier, le nom du premier propriétaire. Rendons à César ce qui appartient à César.
« Et notez, Messieurs, que ce vocable est excellent. On dira le Mont-Oriol, comme on dit le Mont-Dore. Il reste dans l’œil et dans l’oreille, on le voit bien, on l’entend bien, il demeure en nous : Mont-Oriol ! — Mont-Oriol ! — Les bains du Mont-Oriol…
Et Andermatt le faisait sonner, ce mot, le lançait comme une balle, en écoutait l’écho.
Il reprit, simulant des dialogues :
— Vous allez aux bains du Mont-Oriol ?
— Oui, Madame. On les dit parfaites, ces eaux du Mont-Oriol.
— Excellentes, en effet. Mont-Oriol, d’ailleurs, est un délicieux pays.
Et il souriait, avait l’air de causer, changeait de ton pour indiquer quand parlait la dame, saluait de la main en représentant le monsieur.
Puis il reprit, de sa voix naturelle :
— Quelqu’un a-t-il une objection à présenter ?
Les actionnaires répondirent en chœur :
— Non, aucune.
Trois des figurants applaudirent.
Le père Oriol, ému, flatté, conquis, pris par son orgueil intime de paysan parvenu, souriait en tournant son chapeau dans ses mains, et il faisait « oui » de la tête, malgré lui, un « oui » qui révélait sa joie et qu’Andermatt observait sans paraître le regarder.
Colosse demeurait impassible, mais aussi content que son père.
Alors Andermatt dit au notaire :
— Veuillez lire l’acte pour la constitution de la Société, maître Alain.
Et il s’assit.
Le notaire dit à son clerc :
— Allez, Marinet.
Marinet, un pauvre être étique, toussota et, avec des intonations de prédicateur et des intentions déclamatoires, il commença à énumérer les statuts relatifs à la constitution d’une société anonyme, dite Société de l’Établissement thermal du Mont-Oriol, à Enval, au capital de deux millions.
Le père Oriol l’interrompit :
— Moment, moment, dit-il.
Et il tira de sa poche un cahier de papier graisseux, traîné depuis huit jours chez tous les notaires et tous les hommes d’affaires du département. C’était la copie des statuts que son fils et lui, d’ailleurs, commençaient à savoir par cœur.
Puis il appliqua lentement ses lunettes sur son nez, redressa sa tête, chercha le point juste où il distinguait bien les lettres, et il ordonna :
— Vas-y, Marinet.
Colosse, ayant rapproché sa chaise, suivait aussi sur le papier du père.
Et Marinet recommença. Alors le vieux Oriol, dérouté par la double besogne d’écouter et de lire en même temps, torturé par la crainte d’un mot changé, obsédé aussi par le désir de voir si Andermatt ne faisait point quelque signe au notaire, ne laissa plus passer une ligne sans arrêter dix fois le clerc dont il coupait les effets.
Il répétait :
— Tu dis ? Qué que tu dis là ?J’ai point entendu ! Pas chi vite.
Puis, se tournant un peu vers son fils :
— Ch’est-il cha, Coloche ?
Colosse, plus maître de lui, répondait :
— Cha va, païré, laiche, laiche, cha va !
Le paysan n’avait pas confiance. Du bout de son doigt crochu il suivait sur son papier en marmottant les mots entre ses lèvres ; mais son attention ne pouvant se fixer au même moment des deux côtés, quand il écoutait, il ne lisait plus, et il n’entendait point quand il lisait. Et il soufflait comme s’il eût gravi un mont, il transpirait comme s’il eût bêché sa vigne en plein soleil, et de temps en temps il demandait un repos de quelques minutes, pour s’essuyer le front et reprendre haleine, comme un homme qui se bat en duel.
Andermatt, impatienté, frappait le sol de son pied. Gontran, ayant aperçu sur une table Le Moniteur du Puy-de-Dôme, l’avait pris et le parcourait ; et Paul, à cheval sur sa chaise, le front baissé, le cœur crispé, songeait que ce petit homme rose et ventru, assis devant lui, allait emporter, le lendemain, la femme qu’il aimait de toute son âme, Christiane, sa Christiane, sa blonde Christiane qui était à lui, toute à lui, rien qu’à lui. Et il se demandait s’il n’allait pas l’enlever ce soir-là même.
Les sept messieurs demeuraient sérieux et tranquilles.
Au bout d’une heure, ce fut fini. On signa.
Le notaire prit acte des versements. À l’appel de son nom, le caissier, M. Abraham Lévy, déclara avoir reçu les fonds. Puis la Société, aussitôt constituée légalement, fut déclarée réunie en assemblée générale, tous les actionnaires étant présents, pour la nomination du conseil d’administration et l’élection de son président.
Toutes les voix, moins deux, proclamèrent Andermatt président. Les deux voix dissidentes, celles du paysan et de son fils, avaient désigné Oriol. Brétigny fut nommé commissaire de surveillance.
Alors le conseil, composé de MM. Andermatt, le marquis et le comte de Ravenel, Brétigny, Oriol père et fils, le Docteur Latonne, Abraham Lévy et Simon Zidler, pria le reste des actionnaires de se retirer, ainsi que le notaire et son clerc, afin qu’il pût délibérer sur les premières résolutions à prendre et arrêter les points les plus importants.
Andermatt se leva de nouveau.
— Messieurs, nous entrons dans la question vive, celle du succès, qu’il nous faut obtenir à tout prix.