« Il en est des eaux minérales comme de tout. Il faut qu’on parle d’elles, beaucoup, toujours, pour que les malades en boivent.
« La grande question moderne, Messieurs, c’est la réclame ; elle est le dieu du commerce et de l’industrie contemporains. Hors la réclame, pas de salut. L’art de la réclame, d’ailleurs, est difficile, compliqué, et demande un tact très grand. Les premiers qui ont employé ce procédé nouveau l’ont fait brutalement, attirant l’attention par le bruit, par les coups de grosse caisse et les coups de canon. Mangin, Messieurs, ne fut qu’un précurseur. Aujourd’hui, le tapage est suspect, les affiches voyantes font sourire, les noms criés par les rues éveillent plus de méfiance que de curiosité. Et cependant, il faut attirer l’attention publique et, après l’avoir frappée, il faut la convaincre. L’art consiste donc à découvrir le moyen, le seul moyen qui peut réussir, étant donné ce qu’on veut vendre. Nous autres, Messieurs, nous voulons vendre de l’eau. C’est par les médecins que nous devons conquérir les malades.
« Les médecins les plus célèbres, Messieurs, sont des hommes comme nous, qui ont des faiblesses comme nous. Je ne veux pas dire qu’on pourrait les corrompre. La réputation des illustres maîtres dont nous avons besoin les met à l’abri de tout soupçon de vénalité ! Mais quel est l’homme qu’on ne peut gagner, en s’y prenant bien ? Il est aussi des femmes qu’on ne saurait acheter ! Celles-là, il faut les séduire.
« Voici donc, Messieurs, la proposition que je vais vous faire, après l’avoir longuement discutée avec M. le Docteur Latonne :
« Nous avons classé d’abord en trois groupes principaux les maladies soumises à notre traitement. Ce sont : 1º le rhumatisme sous toutes ses formes, herpès, arthrite, goutte, etc., etc. ; 2º les affections de l’estomac, de l’intestin et du foie ; 3º tous les désordres provenant des troubles de la circulation, car il est indiscutable que nos bains acidulés ont sur la circulation un effet admirable.
« D’ailleurs, Messieurs, la guérison merveilleuse du père Clovis nous promet des miracles.
« Donc, étant données les maladies tributaires de ces eaux, nous allons faire aux principaux médecins qui les soignent, la proposition suivante : “Messieurs, dirons-nous, venez voir, venez voir de vos yeux, suivez vos malades, nous vous offrons l’hospitalité. Le pays est superbe, vous avez besoin de vous reposer après vos rudes travaux de l’hiver, venez. Et venez, non pas chez nous, Messieurs les Professeurs, mais chez vous, car nous vous offrons un chalet qui vous appartiendra, s’il vous plaît, à des conditions exceptionnelles.”
Andermatt prit un repos, et recommença d’une voix plus calme :
— Voici comment je suis arrivé à réaliser cette conception. Nous avons choisi six lots de terre de mille mètres chacun. Sur chacun de ces six lots, la Société Bernoise des Chalets Mobiles s’engage à apporter une de ses constructions modèles. Nous mettrons gratuitement ces demeures aussi élégantes que confortables à la disposition de nos médecins. S’ils s’y plaisent, ils achèteront seulement la maison de la Société Bernoise ; quant au terrain, nous le leur donnons… et ils nous le payeront… en malades. Donc, Messieurs, nous obtenons ces avantages multiples de couvrir notre territoire de villas charmantes qui ne nous coûtent rien, d’attirer les premiers médecins du monde et la légion de leurs clients, et surtout de convaincre de l’efficacité de nos eaux les docteurs éminents qui deviendront bien vite propriétaires dans le pays. Quant à toutes les négociations qui doivent amener ces résultats, je m’en charge, Messieurs, et je les ferai non pas en spéculateur, mais en homme du monde. »
Le père Oriol l’interrompit. Sa parcimonie auvergnate s’indignait de ce terrain donné.
Andermatt eut un mouvement d’éloquence ; il compara le grand agriculteur qui jette à poignées la semence dans la terre féconde, avec le paysan rapace qui compte les grains et n’obtient jamais que des demi-récoltes.
Puis, comme Oriol vexé s’obstinait, le banquier fit voter son conseil et ferma la bouche au vieux avec six voix contre deux.
Alors il ouvrit un grand portefeuille de maroquin et tira les plans de l’établissement nouveau, de l’hôtel et du casino, ainsi que les devis et les marchés tout préparés avec les entrepreneurs pour être approuvés et signés séance tenante. Les travaux devaient être commencés dès le début de l’autre semaine.
Seuls les deux Oriol voulurent voir et discuter. Mais Andermatt, irrité, leur dit :
— Est-ce que je vous demande de l’argent ? Non ! Alors fichez-moi la paix ! Et si vous n’êtes pas contents, nous allons voter encore une fois.
Ils signèrent donc avec les autres membres du conseil ; et la séance fut levée.
Tout le pays les attendait pour les voir sortir, tant l’émotion était grande. On les saluait avec respect. Comme les deux paysans allaient rentrer chez eux, Andermatt leur dit :
— N’oubliez pas que nous dînons tous ensemble à l’hôtel. Et amenez vos fillettes, je leur ai apporté de petits cadeaux de Paris.
On se donna rendez-vous pour sept heures, dans le salon du Splendid Hotel.
Ce fut un grand repas où le banquier avait invité les principaux baigneurs et les autorités du village. Christiane présidait, ayant à sa droite le curé, et le maire à sa gauche.
On ne parla que de l’établissement futur et de l’avenir du pays. Les deux petites Oriol avaient trouvé sous leurs serviettes deux écrins contenant deux bracelets ornés de perles et d’émeraudes, et, affolées de joie, elles causaient, comme elles n’avaient jamais fait, avec Gontran placé entre les deux. L’aînée elle-même riait de tout son cœur aux plaisanteries du jeune homme, qui s’animait en leur parlant et portait à part lui, sur elles, ces jugements de mâle, ces jugements hardis et secrets qui naissent de la chair et de l’esprit devant toute femme désirable.
Paul ne mangeait point, et ne disait rien… Il lui semblait que sa vie allait finir ce soir-là. Tout à coup, il se souvint qu’il y avait juste un mois écoulé, jour pour jour, depuis leur dîner au lac de Tazenat. Il avait dans l’âme cette souffrance vague, faite plutôt de pressentiments que de chagrins, connue des seuls amoureux, cette souffrance qui rend le cœur si pesant, les nerfs si vibrants que le moindre bruit fait haleter, et l’esprit si misérablement douloureux que tout ce qu’on entend prend un sens pénible pour se rapporter à l’idée fixe.
Dès qu’on eut quitté la table il rejoignit Christiane dans le salon :
— Il faut que je vous voie ce soir, dit-il, tout à l’heure, tout de suite, puisque je ne sais plus quand nous pourrons nous trouver seuls. Savez-vous qu’il y a aujourd’hui juste un mois…
Elle répondit :
— Je le sais.
Il reprit :
— Écoutez, je vais vous attendre sur la route de La Roche-Pradière, avant le village, auprès des châtaigniers. Personne ne remarquera votre absence en ce moment. Venez vite me dire adieu, puisque nous nous séparons demain.
Elle murmura :
— Dans un quart d’heure j’y serai.
Et il sortit pour ne plus rester au milieu de cette foule qui l’exaspérait.
Il prit, à travers les vignes, le sentier suivi un jour, le jour où ils avaient regardé ensemble la Limagne pour la première fois. Et bientôt il fut sur la grand’route. Il était seul, il se sentait seul, seul par le monde. L’immense plaine invisible augmentait encore cette sensation d’isolement. Il s’arrêta juste à l’endroit où ils s’étaient assis, où il lui avait déclamé les vers de Baudelaire sur la Beauté. Comme c’était loin, déjà ! Et, heure par heure, il retrouva dans son souvenir tout ce qui s’était passé depuis. Jamais il n’avait été aussi heureux, jamais ! Jamais il n’avait aimé aussi éperdument, et, en même temps, aussi chastement, aussi dévotement. Et il se rappelait le soir du gour de Tazenat, voici un mois ce jour-là même, le bois frais, mouillé de lumière pâle, le petit lac d’argent et les gros poissons qui frôlaient sa surface ; et leur retour, quand il la voyait marcher devant lui, dans l’ombre et dans la clarté, sous les gouttes de clair de lune qui lui tombaient sur les cheveux, sur les épaules et sur les bras à travers les feuilles des arbres. C’étaient les heures les plus douces qu’il eût goûtées de sa vie.