Il se tourna pour regarder si elle ne venait point. Il ne la vit pas, mais il aperçut la lune apparue sur l’horizon. La même lune qui s’était levée pour son premier aveu, se levait maintenant pour son premier adieu.
Un frisson lui courut sur la peau, un frisson glacé. L’automne venait, l’automne qui précède l’hiver. Il n’avait pas senti, jusqu’à présent, ce premier toucher du froid, qui le pénétrait brusquement comme la menace d’un malheur.
La route blanche, poudreuse, s’allongeait devant lui, pareille à une rivière entre ses berges. Une forme soudain se dressa au détour du chemin. Il la reconnut aussitôt ; et il l’attendit sans bouger, frémissant du bonheur mystérieux de la sentir s’approcher, de la voir venir vers lui, pour lui.
Elle allait à petits pas, sans oser l’appeler, inquiète de ne point le découvrir encore, car il restait caché sous un arbre, et troublée par le grand silence, par la claire solitude de la terre et du ciel. Et, devant elle, son ombre s’avançait, noire et démesurée, la précédant de loin, semblant apporter vers lui quelque chose d’elle, avant elle-même.
Christiane s’arrêta et l’ombre aussi resta immobile, couchée, tombée sur la route.
Paul fit rapidement quelques pas, jusqu’à la place où la forme de la tête s’arrondissait sur le chemin. Alors, comme s’il eût voulu ne rien perdre d’elle, il s’agenouilla et, se prosternant, posa sa bouche au bord de la sombre silhouette. Ainsi qu’un chien assoiffé boit, rampant sur le ventre dans une source, il se mit à baiser ardemment la poussière en suivant les contours de l’ombre bien-aimée. Il allait ainsi vers elle, sur les mains et sur les genoux, parcourant de caresses le dessin de son corps comme pour recueillir de ses lèvres l’image obscure et chère étendue sur le sol.
Elle, surprise, un peu effrayée même, attendit qu’il fût à ses pieds pour s’enhardir à lui parler ; puis, quand il eut relevé la tête, toujours à genoux, mais l’étreignant à présent de ses deux bras, elle demanda :
— Qu’as-tu donc, ce soir ?
Il répondit :
— Liane, je vais te perdre !
Elle enfonça tous ses doigts dans les cheveux épais de son ami et, se penchant, lui renversa le front pour lui baiser les yeux.
— Pourquoi me perdre ? dit-elle, souriante, confiante.
— Puisque nous allons nous séparer demain.
— Nous séparer ? Pour si peu de temps, chéri.
— Sait-on jamais. Nous ne retrouverons point les jours passés ici.
— Nous en aurons d’autres qui seront aussi beaux.
Elle le releva, l’entraîna sous l’arbre où il l’avait attendue, le fit asseoir auprès d’elle, plus bas, pour avoir toujours la main dans ses cheveux, et elle lui parla sérieusement, en femme réfléchie, ardente et déterminée qui aime, qui a tout prévu déjà, qui sait, d’instinct, ce qu’il faut faire, qui est résolue à tout.
— Écoute, mon chéri, je suis très libre à Paris. William ne s’occupe jamais de moi. Ses affaires lui suffisent. Donc, puisque tu n’es pas marié, j’irai te voir. J’irai te voir tous les jours, tantôt le matin, avant déjeuner, tantôt le soir, à cause des domestiques qui pourraient jaser si je sortais à la même heure. Nous pourrons nous rencontrer autant qu’ici, même plus qu’ici, car nous n’aurons pas à craindre les curieux.
Mais il répétait, la tête sur ses genoux et lui serrant la taille :
— Liane, Liane, je vais te perdre ! Je sens que je vais te perdre !
Elle s’impatientait de ce chagrin irraisonné, de ce chagrin d’enfant dans ce corps si vigoureux, elle si frêle auprès de lui, et si sûre d’elle pourtant, si sûre que rien ne pourrait les séparer.
Il murmurait :
— Si tu voulais, Liane, nous nous sauverions ensemble, nous irions très loin, dans un beau pays plein de fleurs, pour nous aimer. Dis, veux-tu que nous partions, ce soir, veux-tu ?
Mais elle haussait les épaules, un peu nerveuse, un peu mécontente qu’il ne l’écoutât point, car ce n’était plus l’heure des rêveries et des gamineries tendres. Il fallait, à présent, se montrer énergiques et prudents, et chercher les moyens de s’aimer toujours sans éveiller aucun soupçon.
Elle reprit :
— Écoute, chéri, il s’agit de bien nous entendre et de ne pas commettre d’imprudences ni de fautes. D’abord, es-tu sûr de tes domestiques ? Ce qu’il y a de plus à craindre c’est une dénonciation, une lettre anonyme à mon mari. De lui-même il ne devinera rien. Je connais bien William…
Ce nom, deux fois répété, irrita tout à coup le cœur de Paul. Il dit, nerveux :
— Oh ! Ne me parle pas de lui ce soir !
Elle s’étonna :
— Pourquoi ? Il le faut bien pourtant… Oh ! Je t’assure qu’il ne tient guère à moi.
Elle avait deviné sa pensée.
Une obscure jalousie, encore inconsciente, s’éveillait en lui. Et soudain, s’agenouillant et lui prenant les mains :
— Écoute, Liane !..
Il se tut. Il n’osait pas dire l’inquiétude, le soupçon honteux qui lui venait ; et il ne savait comment les exprimer.
— Écoute… Liane… Comment es-tu avec lui ?…
Elle ne comprit pas.
— Mais… mais… très bien.
— Oui… je sais… Mais… écoute… comprends-moi bien… C’est… c’est ton mari… enfin… et… et… tu ne sais pas combien je pense à ça depuis tantôt… Combien ça me tourmente… ça me torture… Tu comprends… dis ?
Elle hésita quelques secondes, puis soudain elle pénétra son intention tout entière, et avec un élan de franchise indignée :
— Oh ! Mon chéri… peux-tu… peux-tu penser ?… Oh ! Je suis à toi… entends-tu ?… rien qu’à toi… puisque je t’aime… Oh ! Paul !..
Il laissa retomber sa tête sur les genoux de la jeune femme, et, d’une voix très douce :
— Mais !.. enfin… ma petite Liane… puisque… puisque c’est ton mari… Comment feras-tu ?… Y as-tu songé ?… Dis ?… Comment feras-tu ce soir… ou demain… Car tu ne peux pas… toujours, toujours lui dire : « Non… »
Elle murmura, très bas aussi :
— Je lui ai fait croire que j’étais enceinte, et… et ça lui suffit… Oh ! Il n’y tient guère… va… Ne parlons plus de ces choses-là, mon chéri, tu ne sais pas comme ça me froisse, comme ça me blesse. Fie-toi à moi, puisque je t’aime…
Il ne remua plus, respirant et baisant sa robe, tandis qu’elle lui caressait le visage de ses doigts amoureux et légers.
Mais soudain :
— Il faut revenir, dit-elle, car on s’apercevrait que nous sommes absents tous les deux.
Ils s’embrassèrent longuement en s’étreignant à se briser les os ; puis elle partit la première, courant pour rentrer plus vite, tandis qu’il la regardait s’éloigner et disparaître, triste comme si tout son bonheur et tout son espoir se fussent enfuis avec elle.
DEUXIÈME PARTIE
À peine eût-on reconnu la station d’Enval, le 1er juillet de l’année suivante.
Sur le sommet de la butte, debout entre les deux issues du vallon, s’élevait une construction d’architecture mauresque qui portait au front le mot Casino, en lettres d’or.