On avait utilisé un petit bois pour créer un petit parc sur la pente vers la Limagne. Une terrasse soutenue par un mur orné d’un bout à l’autre par de grands vases en simili-marbre, s’étendait devant cette construction et dominait la vaste plaine d’Auvergne.
Plus bas, dans les vignes, six chalets montraient, de place en place, leurs façades de bois verni.
Sur la pente tournée au midi, une immense bâtisse toute blanche appelait de loin les voyageurs qui l’apercevaient en sortant de Riom. C’était le grand hôtel du Mont-Oriol. Et juste au-dessous, au pied même de la colline, une maison carrée, plus simple, mais vaste, entourée d’un jardin que traversait le ruisselet venu des gorges, offrait aux malades la guérison miraculeuse promise par une brochure du Docteur Latonne. On lisait sur la façade :
« Thermes du Mont-Oriol. »
Puis, sur l’aile de droite, en lettres plus petites :
« Hydrothérapie. — Lavages d’estomac. — Piscines à eau courante. »
Et sur l’aile de gauche :
« Institut médical de gymnastique automotrice. »
Tout cela était blanc, d’une blancheur neuve, luisante et crue. Des ouvriers travaillaient encore, des peintres, des plombiers, des terrassiers, bien que l’établissement fût ouvert depuis un mois déjà.
Le succès d’ailleurs avait dépassé, dès les premiers jours, les espérances des fondateurs. Trois grands médecins, trois célébrités, MM. les professeurs Mas-Roussel, Cloche et Rémusot avaient pris sous leur protection la station nouvelle et accepté de séjourner quelque temps dans les villas de la Société Bernoise des Chalets Mobiles, mises à leur disposition par les administrateurs des eaux.
Sous leur influence, une foule de malades accourait. Le grand hôtel du Mont-Oriol était plein.
Quoique les bains eussent commencé à fonctionner dès les premiers jours de juin, l’ouverture officielle de la station avait été remise au 1er juillet, afin d’attirer beaucoup de monde. La fête devait commencer à trois heures par la bénédiction des sources. Et le soir, une grande représentation suivie d’un feu d’artifice et d’un bal réunirait tous les baigneurs du lieu avec ceux des stations voisines et les principaux habitants de Clermont-Ferrand et de Riom.
Le casino au faîte du mont disparaissait sous les drapeaux. On ne voyait plus que du bleu, du rouge, du blanc, du jaune, une sorte de nuage épais et palpitant ; tandis qu’au sommet de mâts géants plantés le long des allées du parc, des oriflammes démesurées se déployaient dans le ciel bleu avec des ondulations de serpents.
M. Petrus Martel, qui avait obtenu la direction de ce nouveau casino, se croyait devenu, sous cette nuée de drapeaux, le capitaine tout-puissant de quelque navire fantastique ; et il donnait des ordres aux garçons en tabliers blancs, avec la voix retentissante et terrible que doivent avoir les amiraux pour commander sous la mitraille. Ses paroles vibrantes, emportées par le vent, étaient entendues jusqu’au village.
Andermatt, essoufflé déjà, apparut sur la terrasse. Petrus Martel courut à sa rencontre et le salua d’un grand geste noble.
— Tout va bien ? demanda le banquier.
— Tout va bien, Monsieur le Président.
— Si on a besoin de moi, on me trouvera dans le cabinet du médecin-inspecteur. Nous avons séance ce matin.
Et il redescendit la colline. Devant la porte de l’établissement thermal, le surveillant et le caissier, enlevés aussi à l’autre Société, devenue la Société rivale, mais condamnée sans lutte possible, s’élancèrent pour recevoir leur maître. L’ancien geôlier fit le salut militaire. L’autre s’inclina comme un pauvre qui reçoit l’aumône.
Andermatt demanda :
— Monsieur l’Inspecteur est ici ?
Le surveillant répondit :
— Oui, Monsieur le Président, tous ces messieurs sont arrivés.
Le banquier entra dans le vestibule, au milieu des baigneuses et des garçons respectueux, tourna à droite, ouvrit une porte et trouva réunis, dans une large pièce d’aspect sérieux, pleine de livres et de bustes l’homme de science, tous les membres, présents à Enval, du conseil d’administration : son beau-père le marquis, et Gontran son beau-frère, Oriol père et fils, devenus presque des messieurs, vêtus de redingotes si longues, eux si grands, qu’ils avaient l’air de réclames pour une maison de deuil, Paul Brétigny et le Docteur Latonne.
Après des poignées de mains rapides, on s’assit et Andermatt parla :
— Il nous reste à régler une question importante, celle du nom des sources. Je suis sur ce sujet d’un avis tout différent de celui de M. l’inspecteur. Le docteur propose de donner à nos trois sources principales les noms des trois sommités de la médecine qui sont ici. Assurément c’est là une flatterie qui les toucherait et nous les gagnerait davantage. Mais soyez sûrs, Messieurs, qu’elle nous aliénerait à tout jamais ceux de leurs éminents confrères qui n’ont pas encore répondu à notre invitation et que nous devons convaincre, au prix de tous nos efforts et de tous les sacrifices, de l’efficacité souveraine de nos eaux. Oui, Messieurs, la nature humaine est invariable, il faut la connaître et s’en servir. Jamais MM. les professeurs Plantureau, de Larenard et Pascalis, pour ne citer que ces trois spécialistes des affections de l’estomac et de l’intestin, n’enverront leurs malades, leurs clients, leurs meilleurs clients, les plus illustres, les princes et les archiducs, toutes les célébrités mondaines qui font en même temps leur fortune et leur réputation, jamais ils ne les enverront se guérir avec l’eau de la source Mas-Roussel, de la source Cloche ou de la source Rémusot. Car ces clients et le public entier seraient un peu fondés à croire que ce sont messieurs les professeurs Rémusot, Cloche et Mas-Roussel qui ont découvert notre eau et toutes ses propriétés thérapeutiques. Il n’est pas douteux, Messieurs, que le nom de Gubler dont on a baptisé la première source de Châtel-Guyon n’ait indisposé longtemps contre cette station, aujourd’hui prospère, une partie au moins des grands médecins qui auraient pu la patronner dès l’origine.
« Je vous propose donc de donner tout simplement le nom de ma femme à la première source découverte et le nom de Mlles Oriol aux deux autres. Nous aurons ainsi les sources Christiane, Louise et Charlotte. Ca va très bien ; c’est très gentil. Qu’en dites-vous ?
Son avis fut adopté même par le Docteur Latonne, qui ajouta :
— On pourrait alors prier MM. Mas-Roussel, Cloche et Rémusot d’être parrains et d’offrir le bras aux marraines.
— Parfait, parfait, dit Andermatt. Je cours chez eux. Et ils accepteront. J’en réponds ! Ils accepteront. Donc rendez-vous à trois heures, à l’église où le cortège se formera.
Et il repartit en courant.
Le marquis et Gontran le suivirent presque aussitôt. Les deux Oriol, coiffés de chapeaux de forme haute, se mirent en marche à leur tour côte à côte, graves et tous noirs sur la route blanche ; et le Docteur Latonne dit à Paul, arrivé seulement la veille pour assister à la fête :
— Je vous ai retenu, mon cher Monsieur, afin de vous montrer une chose dont j’attends merveille. C’est mon institut médical de gymnastique automotrice.
Il le prit par le bras et l’entraîna. Mais à peine furent-ils dans le vestibule qu’un garçon de bains arrêta le médecin :
— C’est M. Riquier qui attend pour son lavage.
Le Docteur Latonne, l’année précédente, médisait les lavages d’estomac préconisés et pratiqués par le Docteur Bonnefille dans l’établissement dont il était inspecteur. Mais les temps avaient modifié son opinion, et la sonde Baraduc était devenue le grand instrument de torture du nouvel inspecteur qui la plongeait dans tous les œsophages avec une joie enfantine.