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Elles le contemplaient toutes les deux, l’approuvant du regard, trouvant qu’il parlait bien et juste, confessant par leur silence ami que leur morale inflexible de Parisiennes n’aurait pas tenu longtemps devant la certitude du secret.

Et Forestier, presque couché sur le canapé, une jambe repliée sous lui, la serviette glissée dans son gilet pour ne point maculer son habit, déclara tout à coup, avec un rire convaincu de sceptique :

« Sacristi oui, on s’en paierait si on était sûr du silence. Bigre de bigre ! Les pauvres maris. »

Et on se mit à parler d’amour. Sans l’admettre éternel, Duroy le comprenait durable, créant un lien, une amitié tendre, une confiance ! L’union des sens n’était qu’un sceau à l’union des cœurs. Mais il s’indignait des jalousies harcelantes, des drames, des scènes, des misères qui, presque toujours, accompagnent les ruptures.

Quand il se tut, Mme de Marelle soupira :

« Oui, c’est la seule bonne chose de la vie, et nous la gâtons souvent par des exigences impossibles. »

Mme Forestier qui jouait avec un couteau, ajouta :

« Oui… oui… c’est bon d’être aimée… »

Et elle semblait pousser plus loin son rêve, songer à des choses qu’elle n’osait point dire.

Et comme la première entrée n’arrivait pas, ils buvaient de temps en temps une gorgée de champagne en grignotant des croûtes arrachées sur le dos des petits pains ronds. Et la pensée de l’amour, lente et envahissante, entrait en eux, enivrait peu à peu leur âme, comme le vin clair, tombé goutte à goutte en leur gorge, échauffait leur sang et troublait leur esprit.

On apporta des côtelettes d’agneau, tendres, légères, couchées sur un lit épais et menu de pointes d’asperges.

« Bigre ! La bonne chose ! » s’écria Forestier. Et ils mangeaient avec lenteur, savourant la viande fine et le légume onctueux comme une crème.

Duroy reprit :

« Moi, quand j’aime une femme, tout disparaît du monde autour d’elle. »

Il disait cela avec conviction, s’exaltant à la pensée de cette jouissance de table qu’il goûtait.

Mme Forestier murmura, avec son air de n’y point toucher :

« Il n’y a pas de bonheur comparable à la première pression des mains, quand l’un demande : « M’aimez-vous ? » et quand l’autre répond : « Oui, je t’aime. »

Mme de Marelle, qui venait de vider d’un trait une nouvelle flûte de champagne, dit gaiement en reposant son verre :

« Moi, je suis moins platonique. »

Et chacun se mit à ricaner, l’œil allumé, en approuvant cette parole.

Forestier s’étendit sur le canapé, ouvrit les bras, les appuya sur des coussins et d’un ton sérieux :

« Cette franchise vous honore et prouve que vous êtes une femme pratique. Mais peut-on vous demander quelle est l’opinion de M. de Marelle ? »

Elle haussa les épaules lentement, avec un dédain infini, prolongé ; puis, d’une voix nette :

« M. de Marelle n’a pas d’opinion en cette matière. Il n’a que des… que des abstentions. »

Et la causerie, descendant des théories élevées sur la tendresse, entra dans le jardin fleuri des polissonneries distinguées.

Ce fut le moment des sous-entendus adroits, des voiles levés par des mots, comme on lève des jupes, le moment des ruses de langage, des audaces habiles et déguisées, de toutes les hypocrisies impudiques, de la phrase qui montre des images dévêtues avec des expressions couvertes, qui fait passer dans l’œil et dans l’esprit la vision rapide de tout ce qu’on ne peut pas dire, et permet aux gens du monde une sorte d’amour subtil et mystérieux, une sorte de contact impur des pensées par l’évocation simultanée, troublante et sensuelle comme une étreinte, de toutes les choses secrètes, honteuses et désirées de l’enlacement. On avait apporté le rôti, des perdreaux flanqués de cailles, puis des petits pois, puis une terrine de foie gras accompagnée d’une salade aux feuilles dentelées, emplissant comme une mousse verte un grand saladier en forme de cuvette. Ils avaient mangé de tout cela sans y goûter, sans s’en douter, uniquement préoccupés de ce qu’ils disaient, plongés dans un bain d’amour.

Les deux femmes, maintenant, en lançaient de roides, Mme de Marelle avec une audace naturelle qui ressemblait à une provocation, Mme Forestier avec une réserve charmante, une pudeur dans le ton, dans la voix, dans le sourire, dans toute l’allure, qui soulignait, en ayant l’air de les atténuer, les choses hardies sorties de sa bouche.

Forestier, tout à fait vautré sur les coussins, riait, buvait, mangeait sans cesse et jetait parfois une parole tellement osée ou tellement crue que les femmes, un peu choquées par la forme et pour la forme, prenaient un petit air gêné qui durait deux ou trois secondes. Quand il avait lâché quelque polissonnerie trop grosse, il ajoutait :

« Vous allez bien, mes enfants. Si vous continuez comme ça, vous finirez par faire des bêtises. »

Le dessert vint, puis le café ; et les liqueurs versèrent dans les esprits excités un trouble plus lourd et plus chaud.

Comme elle l’avait annoncé en se mettant à table, Mme de Marelle était pocharde, et elle le reconnaissait, avec une grâce gaie et bavarde de femme qui accentue, pour amuser ses convives, une pointe d’ivresse très réelle.

Mme Forestier se taisait maintenant, par prudence peut-être ; et Duroy, se sentant trop allumé pour ne pas se compromettre, gardait une réserve habile.

On alluma des cigarettes, et Forestier, tout à coup, se mit à tousser.

Ce fut une quinte terrible qui lui déchirait la gorge ; et, la face rouge, le front en sueur, il étouffait dans sa serviette. Lorsque la crise fut calmée, il grogna, d’un air furieux : « Ça ne me vaut rien, ces parties-là : c’est stupide. » Toute sa bonne humeur avait disparu dans la terreur du mal qui hantait sa pensée.

« Rentrons chez nous », dit-il.

Mme de Marelle sonna le garçon et demanda l’addition. On la lui apporta presque aussitôt. Elle essaya de la lire ; mais les chiffres tournaient devant ses yeux, et elle passa le papier à Duroy : « Tenez, payez pour moi, je n’y vois plus, je suis trop grise. »

Et elle lui jeta en même temps sa bourse dans les mains.

Le total montait à cent trente francs. Duroy contrôla et vérifia la note, puis donna deux billets, et reprit la monnaie, en demandant, à mi-voix : « Combien faut-il laisser aux garçons ?

— Ce que vous voudrez, je ne sais pas. »

Il mit cinq francs sur l’assiette, puis rendit la bourse à la jeune femme, en lui disant :

« Voulez-vous que je vous reconduise à votre porte ?

— Mais certainement. Je suis incapable de retrouver mon adresse. »

On serra les mains des Forestier, et Duroy se trouva seul avec Mme de Marelle dans un fiacre qui roulait.

Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec lui dans cette boîte noire, qu’éclairaient brusquement, pendant un instant, les becs de gaz des trottoirs. Il sentait, à travers sa manche, la chaleur de son épaule, et il ne trouvait rien à lui dire, absolument rien, ayant l’esprit paralysé par le désir impérieux de la saisir dans ses bras.

« Si j’osais, que ferait-elle ? » pensait-il. Et le souvenir de toutes les polissonneries chuchotées pendant le dîner l’enhardissait, mais la peur du scandale le retenait en même temps.

Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncée en son coin. Il eût pensé qu’elle dormait s’il n’avait vu briller ses yeux chaque fois qu’un rayon de lumière pénétrait dans la voiture.

« Que pensait-elle ? » Il sentait bien qu’il ne fallait point parler, qu’un mot, un seul mot, rompant le silence, emporterait ses chances ; mais l’audace lui manquait, l’audace de l’action brusque et brutale.