Выбрать главу

Frédéric Dard

Mausolée pour une garce

Pour PATRICE et pour ÉLISABETH, un jour…

F.D.

Tout est factice, sauf cet instant de bonheur.

Morvan LEBESQUE

PREMIÈRE PARTIE

1

Il avait décidé d’agir seul.

D’ailleurs, la main-d’œuvre est rare, lorsqu’on projette de supprimer quelqu’un. Même lorsqu’il s’agit de quelqu’un d’une importance sociale aussi insignifiante que ce clochard qui remontait en titubant le boulevard Ornano en direction de la porte de Clignancourt. Sur les registres de l’état civil, un clochard est un individu comme les autres.

Hervé Vosges songeait sérieusement à cela en suivant l’homme de sa démarche souple d’adolescent rompu à tous les sports. Il ne ressentait aucune compassion pour le miséreux qu’il allait tuer, mais plutôt une sorte de haine bizarre qu’il avait du mal à comprendre. Il en voulait à sa future victime d’être une proie aussi lamentable, aussi écœurante, et de représenter cependant la forteresse homme, malgré ses hardes, sa crasse et sa veulerie. Hervé redoutait un échec. S’il se faisait prendre, il préférerait se suicider plutôt que de répondre en cour d’assises de la mort de ce pouilleux.

Le clochard obliqua dans la rue du Mont-Cenis et s’arrêta un instant devant un bar-charbons, sollicité par la piètre enseigne peinte par un amateur aviné et qui représentait un poivrot buvant à même le robinet d’un tonneau. L’enseigne naïve prenait à ses yeux avertis une signification que le peintre n’avait certainement pas prévue. La simplification des formes et l’agencement des couleurs correspondaient fort bien aux théories modernes dont, pendant des années, Hervé avait alimenté ses soirées. Mais le clochard ne pénétra pas dans l’établissement, bien qu’on devinât, à sa mimique, combien était forte la tentation.

Hervé contempla la silhouette pâteuse du pauvre bougre. Celui-ci se laissait envahir par une graisse malsaine, due au vin plus qu’à toute autre nourriture. Pourtant, malgré l’abus de l’alcool, son visage conservait quelque chose d’indéfinissable qui le rattachait encore à l’humanité courante. Il y avait dans ses traits une régularité qu’on ne trouve pas chez les gens de sa condition. Malgré la bouffissure des paupières et les joues pendantes, le souvenir d’une vie passée flottait encore sur sa physionomie, en accentuant la détresse.

Mais ce qui troublait confusément le jeune homme, c’était le regard du clochard. Un regard bleu, pâli par l’alcool, qui ne reflétait que le vide. Un regard, pensa Hervé, pareil à celui de ces chats en fer-blanc que les maraîchers suspendent dans leurs semis pour essayer d’impressionner les oiseaux.

Après sa courte halte, l’homme reprit sa marche. Il vira à droite, devant la caserne de Clignancourt, puis il traversa le boulevard pour emprunter la rue des Poissonniers.

Quelques mètres encore et il pénétrait sous un porche au sol pavé. Hervé le vit traverser une cour obscure encombrée d’un effarant bric-à-brac. À l’autre extrémité de la cour béait l’entrepôt d’un brocanteur. La marchandise hétéroclite de celui-ci débordait du local. Il y avait une alignée de statues hideuses, rongées par la mousse des pierres, des bancs de jardin en fer rouillé, des pyramides de jerricans, rouillés aussi, et d’autres objets plus ou moins identifiables.

— Monsieur Martinaud ! appela le clochard.

Dans l’immeuble, une femme chantait en étendant du linge sur un fil attaché à l’espagnolette de ses volets… Une odeur de sous-sol, âcre et fétide, rappelait à Hervé des celliers de campagne qu’il avait connus jadis… Il aurait pu attendre l’homme dans la rue, mais il sentait naître une espèce de lien entre le clochard et lui : le lien étrange qui unit toujours un meurtrier à sa victime.

Il avait besoin d’assister aux derniers moments de cette vie qu’il se proposait d’anéantir. Il savait que, plus tard, tout cela prendrait en lui une place à part et qu’il devrait évoquer l’image de cet être en loques, planté dans la cour moussue, parmi des statues aux gestes improbables.

— Vous êtes là, monsieur Martinaud ?

Un petit homme vieux et triste sortit du capharnaüm, comme un rat. Il portait un chandail à col roulé, très anachronique, étant donné son grand âge, un pantalon bleu, une casquette à visière noire, des lunettes cassées. Il aiguisait entre le pouce et l’index une rude moustache blanche, sa seule coquetterie.

— Tiens ! C’est toi, le Notaire, fit le petit vieillard…

L’autre tendit une main noire, luisante, métallisée par la crasse.

— J’ai quelque chose pour vous, monsieur Martinaud…

Il fouilla les poches rebondies de son veston et en extirpa trois énormes robinets de cuivre. Le père Martinaud émit un petit sifflement en les voyants.

— Jolies pièces, hein ? vanta le Notaire.

Martinaud ne répondit pas. Il prit les robinets et les posa sur le plateau d’une vieille bascule dont il actionna le fléau d’un coup de pouce.

— Deux kilos cinq ! mentit le bonhomme d’un ton qui ne tolérait pas l’objection.

Le Notaire poussa un soupir désappointé.

— Pas plus !

Martinaud jeta les trois robinets dans une grande caisse contenant d’autres objets de cuivre.

— Où t’as eu ça ? demanda-t-il au lieu de répondre.

— C’est un ami qui veut s’en défaire…

Le vieux sortit de sa poche un porte-monnaie informe et y puisa une pièce de cent francs et une de cinquante francs.

— Combien donc payez-vous le cuivre ? se lamenta le Notaire…

— Soixante francs le kilo, fit Martinaud, imperturbable.

— Mais d’habitude c’est soixante-dix !

— Pas lorsqu’il y a S.N.C.F. gravé dessus, riposta le petit vieux en effilant sa moustache.

Il ajouta, l’air innocent :

— Si ton ami voulait se défaire de plomb, je suis preneur à quatre-vingts !

— Je lui dirai, fît le Notaire…

— C’est ça, dis-lui !

Martinaud disparut dans les entrailles inquiétantes de son entrepôt. Le Notaire resta un instant indécis, les yeux levés sur la femme qui chantait toujours… Puis il fit demi-tour et sortit de l’immeuble.

Le jour commençait à décliner, mais il restait au ciel une grande traînée pourpre aux contours orangés. Le Notaire rebroussa chemin et se mit à longer le boulevard Ney, avec Hervé sur les talons, jusqu’à la porte de Saint-Ouen.

Le jeune homme était fébrile. Il sentait que ce ne serait pas pour cette fois. Le clochard marchait plus vite, comme quelqu’un qui se rend dans un endroit précis. Hervé le suivait toujours, par acquit de conscience, espérant vaguement une occasion de mettre son funeste projet à exécution. Si seulement il avait fait nuit ! Mais ce jour de printemps n’en finissait pas et le ciel restait barbouillé de couleurs comme la palette d’un peintre…

Maintenant, le Notaire déambulait dans la rue La Fontaine. Il pénétra dans une épicerie très modeste, à la devanture de laquelle quelques légumes achevaient de se flétrir dans des cageots. Lorsqu’il ressortit, Hervé vit qu’il tenait un litre de vin à chaque main. Le clochard pénétra dans une impasse servant de garage aux voitures à bras des commerçants de la rue. Tout au fond s’ouvrait une porte basse, disloquée, qui pendait sur son gond inférieur comme une page arrachée. Il la poussa et disparut. Hervé attendit un peu. Il vit réapparaître la silhouette du Notaire derrière les carreaux brisés d’une fenêtre. Puis l’homme s’engloutit de nouveau dans l’ombre vénéneuse du taudis d’un étage que de gros madriers soutenaient comme la coque d’un bateau en cale sèche.