— On dirait que ça te fait marrer ? observa Tino…
— Je ne m’attendais pas à un tel machiavélisme de la part de ma fille.
— Tu ne lui as pas arraché les yeux ?
— Non, je la comprends…
— Eh ben ! toi, alors… Eh ben ! toi…
Il renonçait à comprendre. Agnès semblait désespérée et ravie. Ce qui la consolait des coups, c’était que ce soit sa fille qui les ait appliqués.
— Et si le Notaire est mort ?
— Alors je serai à la rue, fit Agnès.
— Tu pourras venir avec moi, fit vivement Mattei en s’efforçant de ne regarder que la route. Un jour, y a pas longtemps, si tu te rappelles, je t’ai dit que nous deux…
Agnès évita de répondre. C’eût été insulter Tino que de lui révéler le fond de sa pensée.
« Même si je mourais de faim, songeait-elle, je refuserai de vivre avec cet individu… »
Pour une heure, au lit, elle voulait bien. Elle aimait les expériences de cet ordre… Mais rester aux côtés d’un tel homme pour l’unique satisfaction de le regarder exister, c’était une perspective cocasse !
« Je préfère encore les animaux du zoo ! », se disait-elle.
64
Tino marqua un temps avant de retrouver la villa de son ami Mathieu. L’inondation avait brouillé le paysage.
On ne voyait plus le jardin. Les maisons du bout de l’île se trouvaient à demi englouties. Les arbres ne ressemblaient plus à des arbres mais à d’énormes buissons.
Le pavillon de Grosse Patte n’était pas encore submergé. L’eau recouvrait le jardin et cernait la maison, mais elle atteignait à peine le seuil et l’on voyait une bande d’humidité autour de la demeure, ce qui signifiait que le niveau commençait de baisser.
— C’est là, fit Mattei.
— Eh bien ! allons-y.
Il s’était arrêté, troublé par l’inertie de ce quartier résidentiel. Les coquettes maisons aux volets clos qui baignaient dans l’eau boueuse lançaient une sorte d’appel de détresse angoissant, auquel le Corse était sensible. Agnès, au contraire, supportait mal ce renoncement de la nature. Elle voulait agir vite…
Il hésita, posa ses chaussures comme l’avait fait Hervé, les jeta dans sa voiture et retroussa le bas de son pantalon. Ensuite il prit Agnès dans ses bras et marcha le long de l’allée recouverte d’eau. Des remous se formaient, çà et là, avec des crêtes blanches… Il se produisait des risées… On devinait que cette eau étale vivait d’une vie fougueuse et capricieuse.
Tino ne sentait pas le poids de sa compagne. Il allait à pas lents, savourant ce bien-être qu’il éprouvait à la tenir ainsi, contre lui. Il en était comme réchauffé intérieurement.
En la posant sur le sommet du perron, il la regarda avant de la lâcher.
— Ma gosse, balbutia-t-il… Ma petite gosse…
Agnès lui jeta un regard froid et lui repoussa les épaules. Mattei s’approcha de la porte et s’arrêta net, comme un chien de chasse devant le pied d’un gibier. La porte n’était pas fermée, la serrure disloquée pendait, chichement retenue par une vis tordue. Pour un gars de son expérience, ce genre d’effraction était clair : on avait tiré une balle dans la serrure… Tino savait que les cambrioleurs ne procèdent pas ainsi, qu’ils emploient des méthodes beaucoup plus silencieuses. Sans un mot, il désigna la porte à Agnès. Elle pâlit, l’interrogea du regard…
Tino pénétra dans le vestibule. Il vit des traces boueuses sur le carrelage tant briqué par Maryvonne.
— Qu’est-ce que tu crois ? demanda Agnès d’un ton mal assuré.
— Je ne sais pas, fit Tino… Il a peut-être réussi à donner l’alerte…
Jusque-là, Agnès n’avait envisagé que deux hypothèses : Valmy était mort ou prisonnier… Elle n’avait pas pensé qu’il pût en exister une troisième : Valmy libre !
— Où est-il ?
— À la cave !
— Il faut aller voir…
Tino ouvrit la porte sous l’escalier. La lumière brillait encore. L’ampoule éclairait l’eau trouble dont le niveau arrivait à cinquante centimètres du plafond…
— Y a pas moyen de descendre, objecta le Corse. S’il est encore dans la cave, il se sera noyé, la pièce où il est enfermé est plus basse de plafond que le couloir.
Agnès se tint droite devant lui.
— Faut-il que j’aille voir moi-même ? demanda-t-elle. Si vous avez peur, dites-le !
Tino se retint de la gifler. Il ferma les yeux sous l’insulte et se mit à se déshabiller. Ses vêtements s’empilaient sur le carreau du vestibule, dans l’encadrement de la porte livrant accès au sous-sol.
Il défit la bride de cuir retenant la gaine de son revolver. Ce harnachement qui eût dû inspirer l’inquiétude fît sourire Agnès.
Il s’en aperçut.
— Tu te fous de moi ? bougonna-t-il.
— C’est drôle, à votre âge, de vous voir jouer au cow-boy, fit Agnès. Très drôle !
Il déposa l’étui sur sa veste. Il n’était pas content. Si le Notaire avait filé, Agnès ne lui pardonnerait pas. Il contempla le revolver avec le même œil critique que sa compagne. Elle avait raison, dans le fond. N’avait-il pas passé une partie de sa chienne de vie à jouer, non pas au cow-boy, mais au gros méchant ?… Il avait souvent fait usage de cette arme, mais cela suffisait-il à le faire prendre au sérieux ?
Il se mit complètement nu et commença de descendre. Elle le regardait s’enfoncer dans le trou plein d’eau, les épaules larges et boulées, un peu trop enveloppées de graisse peut-être… Tino avait le cou très large, la taille mince, les fesses qui se dérobaient, et puis, dessous, de grosses jambes velues.
Il entra dans l’eau… Il ne savait pas nager… Il avait passé ses premières années sur les rivages de l’île de Beauté, et il ne savait pas nager. L’eau lui avait toujours inspiré une horreur inexplicable… Mais le regard de femme braqué sur lui l’aidait à dominer sa répulsion… Il s’enfonça jusqu’aux épaules. Il claquait des dents tellement il trouvait cette onde froide. Froide comme de l’eau de puits…
Le couloir mesurait trois mètres à peine et il voyait distinctement la porte du réduit grande ouverte. C’était éloquent : le Notaire avait mis les bouts… Par acquit de conscience, il alla jusqu’à la petite pièce, s’efforçant de plonger la tête sous l’eau en conservant les yeux ouverts. La pièce était vide…
Il se hâta d’émerger. Il s’ébroua violemment, car il avait les narines et les oreilles obstruées et les yeux lui brûlaient…
— Eh bien ? cria impatiemment Agnès…
Tino réussit à reprendre son souffle.
— Il s’est sauvé ! cria-t-il.
Sa voix résonnait drôlement sous la voûte…
Agnès s’appuya au mur de la cave tapissé de salpêtre…
Valmy était quelque part, dehors, libre et riche… Il la tenait à sa merci. Il possédait virtuellement sa fortune et n’avait qu’un mot à dire pour la faire arrêter… La rancœur qu’elle était parvenue à étouffer jusque-là débordait maintenant. Elle méprisait Tino jusqu’à l’écœurement. Il lui avait saccagé sa vie… À cause de lui, elle coucherait peut-être en prison le soir même…
Agnès recula et trébucha sur les vêtements du Corse… Elle vit le revolver à demi sorti de sa gaine de cuir. La crosse noire, gaufrée, la tentait. Elle se baissa, retira complètement le revolver de son étui et le trouva lourd. Comment le Corse pouvait-il trimbaler cet engin à longueur de journée ?
Au bas des marches, l’eau clapotait. Le visage congestionné de Tino parut. Il était violacé, avec les yeux qui lui sortaient de la tête et les cheveux collés sur le front.