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— Elle est glacée, dit-il piteusement.

Il tâtonnait du bout du pied pour chercher dans l’eau la première marche de l’escalier. Agnès inclina le canon de l’arme vers le sous-sol. Elle pressa la gâchette. Cela fit un petit déclic et le coup qu’elle appréhendait ne partit pas. Le Corse, alerté, redressa la tête. À contre-jour, il vit la silhouette arc-boutée d’Agnès, et le scintillement de l’arme…

— Hé ! Hé ! qu’est-ce qui te prend ! cria-t-il.

Sa position l’affolait. Il venait de trouver l’escalier, mais dans sa précipitation il rata les marches, retomba dans l’eau fangeuse, brassa le liquide glacé pour garder son équilibre…

Agnès considérait le revolver avec hébétude. N’était-il donc pas chargé ? Elle aperçut deux petits points de couleur en haut de la crosse : un point rouge, un point bleu. Et il y avait une minuscule molette qui coulissait dans une rainure de la crosse. Elle se trouvait au niveau du point rouge. Elle la fit glisser au niveau du point bleu. Comme elle avait gardé l’index crispé sur la détente, la première balle partit sans qu’elle s’y attende et frappa la paroi de la cave après lui avoir rasé la jambe.

— Hé ! Attends, j’arrive ! Fais pas ça ! hurla Tino… Nom de Dieu, fais pas ça, je te dis…

Il était à moitié sorti de l’eau. Les poils frisés de sa poitrine ruisselaient… Elle dirigea l’arme dans la direction de Mattei et tira encore… Le revolver sautait dans sa main. Elle tirait sans regarder… Puis l’arme demeura immobile. Une âcre fumée de poudre emplissait l’escalier. À travers ce brouillard, elle distinguait nettement la masse blanchâtre du Corse continuant de gravir l’escalier… Sa poitrine était rouge de sang. On ne voyait pas clairement les blessures, mais il devait en avoir de nombreuses car le sang jaillissait de lui comme les sources du flanc d’une montagne. Il montait avec une lenteur effrayante, une main appuyée au mur. Agnès vit une zébrure rouge à la figure de Mattei : une balle lui avait arraché un morceau de joue… Il voulait gravir cet escalier, la rejoindre à tout prix. Son regard pathétique restait rivé à elle. Elle mit ses mains sur ses tempes et poussa de petits cris plaintifs… Des cris qui paraissaient exhaler la souffrance de l’homme… Il gravit encore une marche, s’arrêta, sans la lâcher des yeux… Il restait encore quatre degrés. Agnès, folle de terreur, voulait fuir, tout son être avait besoin de galoper loin de ce cauchemar, et pourtant une force mystérieuse la retenait.

Le Corse lâcha le mur. Sa tête s’inclina, puis, comme dans un ralenti de cinéma, il partit en arrière. Sa grande carcasse défia audacieusement les lois de l’équilibre… C’était terriblement long ; il ne tombait toujours pas… Enfin, il eut un fléchissement des genoux et il bascula en arrière, comme s’il avait voulu exécuter un saut périlleux à la renverse… Ce fut bref… Il y eut un bruit sec de sac crevé, un jaillissement d’eau… Un menu glouglou se produisit, au bas des marches…

Puis le corps de Tino se mit à flotter doucement, sous l’éclairage cru de l’ampoule, tandis qu’autour de lui l’eau devenait rouge.

Agnès lâcha le revolver. L’arme ricocha sur les marches et tomba dans l’eau.

Alors ce fut une délivrance. Plus rien ne la retint au sommet de cet escalier. Elle traversa le vestibule, sortit… L’île restait silencieuse dans son lent engloutissement. La jeune femme s’arrêta devant l’auto noire du Corse, prête à l’emprunter pour rentrer… Mais elle se ravisa.

En prenant soin de ne pas être vue du pont, elle remonta le chemin privé qui y accédait… Une fois là, elle hésita… Des Arabes à bicyclette passèrent en lui clignant de l’œil. Elle obliqua sur la droite en direction des Mureaux.

L’air frais lui fouetta délicieusement le visage. Vers le milieu du pont, elle s’aperçut que les feux de l’écluse étaient rouges à cause de la crue et qu’ils mettaient dans la Seine des traînées semblables à celles qui coloraient l’eau de la cave.

65

Le sommeil de Lucien Valmy ressemblait à un coma. Il en ressortit comme il était sorti du coma, à Beaujon, avec l’obscur sentiment que, pendant sa période d’inconscience, quelque chose de très important avait changé la face du monde.

Jeanne avait insisté pour qu’il prît sa chambre, et il ne savait pas où il était. Il avait vécu dans tant d’endroits différents au cours de ces dernières années…

Il finit par identifier le papier à fleurs, passé, les meubles de style, les saxes attendrissants garnissant la commode-tombeau… Et surtout il « reconnut » le silence douillet de l’appartement.

Les amours brodés, aux fesses rebondies, se hissaient après les larges mailles du rideau… Au-delà, il distinguait la rue paisible, avec la maison grise d’en face… Des bruits rassurants parvenaient par bouffées, comme des odeurs obéissant au caprice du vent.

Lucien se leva. Il aperçut, épinglée à sa porte, une feuille de papier. C’était un message de Jeanne.

Nous sommes au cinéma.

Lorsque, après sa visite à Ficelle, il leur avait annoncé que tout était arrangé de ce côté-ci, les jeunes gens s’étaient embrassés.

— Maintenant, promit l’infirmière, nous allons être heureux…

Son entrain était tel qu’Hervé l’avait partagé sur le moment. On était samedi et Jeanne avait décidé de demander quelques jours de congé…

Valmy gagna la cuisine. Il avait envie d’un grog très corsé. Mais lorsqu’il vit la bouteille de rhum, il renonça. Un grog, c’était de l’alcool… Une chose qui lui était interdite. Il se contenta de deux cachets d’aspirine. Ensuite, il prit un bain très chaud et se sentit beaucoup mieux. Au-dehors, la rue se diluait dans la grisaille vaporeuse du soir. Il avait dormi toute la journée, mais il n’avait pas faim…

Il s’embusqua derrière la fenêtre, comme dans les premiers temps. La quincaillerie en face était fermée et l’on ne voyait dans le petit café personne d’autre que la grosse patronne occupée à lire des journaux à son comptoir. Une louche torpeur accablait le quartier. Valmy songea qu’il allait devoir s’organiser… Recommencer à vivre pour de bon, non en dilettante, mais en homme civilisé. Il n’aurait pas de peine à trouver une place de clerc chez un homme de loi quelconque. Certes, il avait un peu perdu de vue les questions de procédure, bien des lois avaient été promulguées, bien d’autres s’étaient amendées… Oui, il faudrait s’y remettre sérieusement. Et puis trouver des passe-temps. C’était cela le plus dur. Les hommes savent admirablement diriger leurs travaux, mais le temps mort dont ils disposent les encombre. Voyons, que faisait-il donc, autrefois, avant de connaître Agnès ? Il aimait voyager… Maintenant, ce serait difficile, car il n’avait pas les moyens de le faire ; et puis le monde ne l’intéressait plus.

Partout, il y avait des maisons avec les mêmes hommes à l’intérieur qui menaient la même existence…

Il chassait aussi. Mais il s’était mis à respecter la vie sous toutes ses formes…

Le mieux ne serait-il pas, au fond, de dénicher une chambre meublée avec une fenêtre donnant sur la rue ? Une fenêtre pareille à celle-ci devant laquelle il s’assoirait pour regarder couler la vie ?

On sonna et il se dit que Jeanne avait oublié ses clés en partant. L’amour la rendait étourdie… Il alla ouvrir.

C’était Agnès.

Une Agnès qui paraissait avoir enfin vieilli. Une Agnès lasse, battue, aux traits tirés, aux vêtements poussiéreux.