— J’ai appris en effet que le renoncement est un crime, convint Valmy.
— Tu vois bien !
Il y eut une période morte. Ils semblaient ne plus se rendre compte qu’ils étaient face à face.
— Agnès…
Elle retrouva son regard prompt, qui pouvait tout exprimer.
— Agnès, pour la première fois un de tes mensonges m’a fait du bien…
— Lequel ?
— Celui qui concerne Eva. Je me dis que c’est faux et que je ne suis pas son père ; mais cette petite parcelle de doute me rend heureux… Alors je te le demande, ne me dis plus le contraire maintenant…
— C’est ta fille, Lucien ! J’avais fait croire la même chose à l’autre pour… pour le rendre heureux, oui… Oh ! comment expliquer cela ? Il me plaisait, je voulais l’avoir à ma merci, comprends-tu…
— Tais-toi ! hurla Valmy. Ne cherche pas à expliquer une telle monstruosité ! Je te le défends ! Je te le défends !
Il la martelait de coups de poing. En lui, quelque chose se disloquait. Il ressentait enfin les morsures de l’existence ; il revivait pour de bon, passionnément…
— Tais-toi, garce ! Tais-toi ! Tais-toi !
Elle ne cherchait pas à se protéger. Cette grêle de coups la meurtrissait mais ne l’effrayait pas. Elle l’accueillait comme on accueille une averse lorsqu’il a fait lourd toute une journée.
Lucien Valmy s’arrêta de cogner. Agnès avait une lèvre fendue, un bleu à la pommette… Elle avait l’air d’un animal fouetté. Le Notaire eut honte.
— Allez, va-t’en, lui dit-il lorsqu’il eut repris sa respiration. Va-t’en ! je crois que je pourrais te tuer maintenant…
— Tue-moi, soupira-t-elle. Ce serait tellement plus simple pour toi et pour moi…
Il haussa les épaules. Son cœur emballé pilonnait sa poitrine.
— Eva n’a rien dit en partant ? demanda-t-il.
— Non, rien…
— Tu ne vois pas où elle a pu aller ?
— Non.
— Elle n’a pas d’amies ?
— Non !
— Pas d’amis ?
— Je ne sais pas… Elle voulait faire du cinéma, paraît-il : un producteur s’intéressait à elle… Stephani, tu connais ?
— Non, dit Valmy, je n’ai pas mis les pieds dans un cinéma depuis dix ans !
— J’ai téléphoné chez lui avant de venir, il n’y était pas… Sa secrétaire m’a dit qu’elle n’était pas au courant. Alors, je suis venue, Lucien… Moi je n’en peux plus, c’est à toi d’agir. Toi, tu as encore une conscience.
Elle se dirigeait vers la porte. Il remarqua qu’il avait déchiré sa robe en la malmenant. Elle faisait penser à ces femmes de la bonne société qui s’enivrent crapuleusement et qu’on retrouve au matin dans la cage à poules d’un commissariat.
— Où vas-tu ? demanda Valmy.
— Ailleurs, n’importe où… Quelle importance ?
— Attends ! fit-il…
Il la revoyait, telle qu’elle était, la première fois, en pénétrant dans son cabinet. Une petite vendeuse indélicate, jolie et réservée, avec des yeux comme il n’en avait jamais rencontrés auparavant…
— Où vas-tu ? répéta-t-il.
— Je te l’ai dit…
— Rentre chez toi ! fit le Notaire.
— Je n’ai plus de chez moi !
— Rentre chez toi en attendant que j’aie retrouvé Eva, nom de Dieu ! tonna Valmy. Ça t’ennuierait vraiment de m’obéir au moins une fois ?
Elle secoua la tête.
— Comme tu voudras…
— Dès que j’aurai du nouveau, je te préviendrai… Comment s’appelle le notaire qui s’occupe de cette succession ?
— Thubault.
Il enregistra mentalement le nom et fit un signe d’assentiment.
— Tu es certaine que personne ne t’a vue, ce matin, à Meulan ?
— Certaine…
— La police conclura certainement à un règlement de comptes entre gangsters, murmura Valmy.
Il sourit en évoquant Mathieu, le gros Mathieu avec son ventre, qui était devenu pour lui un sacerdoce, et son gros pied d’éléphant. Pendant qu’il se trouvait chez le voyou retraité, il avait écouté des conversations, perçu le rythme de la maison… Le gros type allait être inquiété… Si on l’arrêtait, il se pourrait qu’il parle de son prisonnier… Le Notaire se rembrunit puis il pensa que Grosse Patte n’était pas un enfant de chœur. D’ailleurs, il avait un alibi… Alors il battrait à mort et affirmerait qu’il s’agissait d’une bagarre entre cambrioleurs, ayant profité de l’inondation pour piller les villas désertées. Qui sait même s’il ne se débarrasserait pas tout bonnement du cadavre ?
— Va ! dit-il en constatant qu’Agnès restait immobile devant lui.
Il la raccompagna. Une fois sur le palier, elle se retourna, voulut lui tendre la main, mais il venait de claquer la porte bruyamment.
66
Stephan Stephani habitait un hôtel particulier rue de Berri, près de la rue du faubourg Saint-Honoré. Plus exactement, il occupait un somptueux rez-de-chaussée et jouissait du vaste jardin intérieur planté de marronniers et agrémenté d’un bassin moussu où glougloutait un jet d’eau anémié. Il avait fait installer des spots dans les branches et sur la margelle du bassin. Lorsqu’il donnait une réception, le jardin ressemblait à la scène du Châtelet : des éclairages rouges et jaunes l’éclaboussaient de lumière. Sur les étroites pelouses, Stephani avait réparti des chevaux de bois empruntés à d’anciens manèges. Ce carrousel figé donnait à l’endroit un aspect époustouflant, insolite à coup sûr, et qui contribuait à créer la légende du cinéaste…
Ce soir-là, le fameux metteur en scène dormait, non pas à proprement parler une réception, mais plutôt une « party »… Disons même, pour être précis, une partie fine !
Ses invités étaient peu nombreux, mais triés sur le volet. Il y avait là quelques acteurs de troisième ordre, réputés uniquement pour leurs mœurs dissolues, et une demi-douzaine de filles qui confondaient la pose suggestive avec le talent.
Malgré la pluie qui frissonnait sur les frondaisons, Stephani avait fait illuminer le jardin. Par contre, le grand salon où il traitait ses hôtes ne comportait pas de lumière, et l’éclairage venait uniquement de l’extérieur par les baies vitrées. On avait repoussé les meubles dans un coin et jonché le sol de coussins. Stephani appelait cela une « parquet’s party ». Il prétendait que la position assise est la plus bête qui soit, la moins naturelle à l’homme, et que manger en étant plié en trois constituait une hérésie. Cette conception spécieuse n’avait pour but que de préparer la petite orgie qui concluait les soirées de la rue de Berri.
Les invités, en bras de chemise, étaient vautrés en cercle autour du maître de maison et mangeaient du poulet froid à la façon d’Henri VIII, ponctuant chaque bouchée d’une rasade de whisky bue au goulot. C’était une autre innovation de Stephani. Il prétendait que le whisky doit être consommé en mangeant et sec. Les filles, déjà ivres, gloussaient d’excitation.
À plat ventre sur une pile de coussins, Stephani ressemblait à un crapaud. Il jubilait. Il aimait voir ses contemporains déchaînés, il en éprouvait un certain réconfort.
Les pionniers du cinéma qui l’avaient connu à ses débuts affirmaient que c’était autrefois l’homme le plus sérieux de la terre. Mais alors qu’il n’était qu’assistant, sa femme était morte dans un accident de voiture. Depuis, il était devenu célèbre et vicieux.
Il avait pour domestique un vieil Annamite quasi aveugle, qui ne se couchait presque jamais et compensait sa lenteur par son assiduité au travail. Le vieux bonze assistait sans sourciller aux partouzes de son patron ; mieux, il les organisait avec un art et, si l’on peut dire, un tact remarquables.