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Lorsque Stephani le vit pénétrer dans la grande pièce bruyante il se dressa sur un coude pour mieux entendre ce que le serviteur avait à lui dire.

— Une jeune fille vous demande, fit l’Indochinois.

— Une jeune fille ?

Le cinéaste partit d’un rire aigre.

— Est-ce que ça existe, une jeune fille ? Comment s’appelle-t-elle ?

— Elle a dit belle-fille de Taride… Vous avez donné rendez-vous !

— Sapristi ! s’écria Stephani… Je l’avais oubliée !

Il jeta le pilon de poulet qu’il faisait semblant de décortiquer et se dressa.

— J’arrive ! Va lui dire…

— Tu nous lâches ? s’inquiéta une grande rousse aux yeux verts et vides.

— Je reviens…

Le gros homme rentra sa chemise dans son pantalon, lissa ses manchettes, et s’essuya la bouche.

Il regrettait de n’avoir pas pensé à cette soirée en fixant rendez-vous à Eva. N’allait-elle pas se montrer effarouchée par ces débordements sordides ? C’était une gamine… Stephani savait qu’avec les adolescentes, il faut être prudent…

La jeune fille l’attendait dans le hall, sagement assise sur une banquette. En apercevant le metteur en scène, elle se leva.

— Bonjour, petit visage triangulaire ! s’écria Stephani.

Il se forçait et elle le devina.

« Il fait son numéro », songea-t-elle.

Stephani lui prit les mains, les pétrit, les caressa, écarta chacun des doigts en les remuant délicatement.

— Nous allons faire quelque chose de vous ! promit-il… Avec un pareil regard, je suis certain du succès… Je disais à ce pauvre cher Taride : le regard, c’est tout !

Elle restait inerte, froide… Elle le subissait mornement.

— J’ai quelques amis ce soir chez moi… Une « parquet’s party ». On mange par terre… Idiot, mais il faut bien s’étourdir… Allons, venez… Vous resterez près de moi… Après la soirée, nous parlerons… Faites voir ce visage triangulaire ! Oui ! Oui ! J’ai ce qu’il vous faut… Allons, venez…

Il la débarrassa de son sac à main, la poussa vers le salon sans lumière… En distinguant, dans la pénombre, tous ces gens ivres vautrés par terre, Eva recula.

— N’ayez pas peur…, souffla le cinéaste. Un coussin pour cette ravissante future vedette ! tonitrua-t-il afin de cacher sa gêne !

On accueillit Eva par des murmures. Elle ne savait pas très bien où elle se trouvait ni ce qu’était cette pièce…

Un grand type à l’allure d’inverti lui présenta une pile de coussins, et Stephani l’aida à les disposer par terre. Cette arrivée inattendue avait brusquement cassé l’atmosphère. En voyant paraître l’adolescente, tous les libertins furent gênés.

— Installez-vous, Visage triangulaire, fit Stephani.

Il dit aux autres :

— Je vous présente Visage triangulaire, ma prochaine dernière trouvaille ; à moins qu’il ne s’agisse de ma dernière prochaine trouvaille, la vie est si mystérieuse…

La grande rousse au rire de chèvre tendit une bouteille de scotch à Eva. Le domestique annamite lui apporta une assiette, un plat plutôt, ovale, contenant un poulet découpé.

— Plat unique ! avertit le metteur en scène.

Eva s’aperçut qu’elle avait faim. Elle n’avait rien pris de la journée, ayant traîné sa valise dans le Quartier latin à la recherche d’une petite pension peu coûteuse. Mais, à cause de la rentrée des facultés, tout était plein et elle avait dû chercher longtemps.

Elle voulait oublier ces visages mesquins qui riaient bassement en la regardant, la gueule de bouddha fatigué de Stephani, toute cette ambiance si artificiellement, si laborieusement créée. Elle était seule au monde désormais, maîtresse d’elle-même ! Elle n’avait de comptes à rendre à personne.

— C’est bon ? demanda Stephani.

Avec elle, il se sentait niais. Son expérience des filles se trouvait mise en échec devant le fameux regard si intense et si réfléchi d’Eva… Elle ne ressemblait pas aux autres petites femelles avides de gloire qu’il rencontrait.

En général, elles arrivaient à lui, connaissant sa sale réputation, prêtes à tout pour tourner un bout de rôle. Chez Eva, le vieux renard flairait autre chose. Elle se moquait de la gloire. Elle venait chez lui pour y chercher, non pas des sensations neuves, non pas une situation, mais un abandon qui n’existait pas ailleurs. Elle jouait avec elle-même. Elle jouait à essayer de faire du cinéma. C’était un cas intéressant.

Au bout d’un moment, la température monta d’un degré. L’entrain reprit grâce à l’alcool. Chaque homme se consacra à sa partenaire d’élection… À la fin du repas (pouvait-on appeler cette « mangerie » un repas ?), un petit acteur frisé, qui jouait toujours des rôles d’ami idiot, fit remarquer qu’on avait chaud… Ce fut un chorus général. Les messieurs qui dînaient sans veste quittèrent leur chemise… Les dames s’empressèrent de quitter leurs robes afin de se mettre au diapason. Une odeur chavirante de parfum exalté et de sueur humaine alourdit l’atmosphère de la pièce. Les rires sonnèrent plus mal. Il y eut des baisers, des morsures, des chatouillis… Eva but deux gorgées de whisky. Une nappe chaude s’étala dans son ventre.

Ce fut agréable tout d’abord, malgré la brûlure de l’alcool, puis elle eut mal à l’estomac…

Elle se leva pour s’approcher de la baie.

— Couchée ! Couchée ! crièrent des voix, dans l’ombre.

Sans obéir, elle contempla le jardin fantasmagorique, avec ses lumières d’incendie coulant des arbres, ses chevaux de bois peinturlurés… Ç’aurait pu être joli ; c’était joli, d’ailleurs… Mais ce spectacle surprenant se trouvait souillé par les partouzeurs.

Une buée blanchâtre moussait au-dessus des projecteurs sur lesquels tombait la pluie…

— Vous ne voulez pas vous mettre à votre aise ? demanda Stephani.

Il l’avait rejointe. À contre-jour, il paraissait difforme.

— Se mettre à son aise, dans les romans d’avant l’autre guerre, ça voulait dire se foutre à poil, n’est-ce pas ? demanda Eva.

Le metteur en scène soupira.

— Vous êtes choquée ?

— Par quoi, grand Dieu ? demanda-t-elle hargneusement… Vous les trouvez choquants, vous, ces pauvres types qui ne sont venus couchailler chez vous que pour essayer de vous faire la cour ?

Elle rit nerveusement.

— C’est amusant, monsieur Stephani… Triste mais amusant…

Elle défit la partie supérieure de son tailleur de toile. Ses épaules nues brillèrent dans le faisceau mal dirigé d’un spot. D’un geste vif, elle dégrafa la jupe, l’enjamba. Elle portait une petite combinaison de soie blanche. Elle la retira sans hésiter. Elle resta un moment perplexe, en soutien-gorge, slip et porte-jarretelles… Puis elle remit droite la couture d’un de ses bas.

— Je continue le strip-tease ? fit-elle, au bord des larmes…

— Oui ! Oui ! hurlèrent sauvagement les autres…

— Ecoutez, ma petite fille, dit Stephani. Je crois qu’il vaudrait mieux remettre notre entretien à… à plus tard !

— Ah ! parce que vous appelez ça un entretien !

Elle se laissa glisser sur un monceau de coussins inoccupés.

— Eh bien ! venez… m’entretenir, mon cher maître !

Les convives les regardaient en ricanant ; quelques-uns, trop ivres ou trop excités pour comprendre ce qui se passait, se lutinaient en pouffant. On voyait un couple, à l’écart, déjà soudé par la frénésie d’une étreinte.