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Stephani pensa qu’il n’aimait pas du tout ce genre d’aventure. Quelle fichue idée il avait eue de faire venir cette gamine chez lui en pareil moment. Eva lui plaisait, infiniment. Seulement il aurait voulu la « traiter » sans témoin, à sa façon. Il se laissa choir lourdement près de la jeune fille. Il était tenté mais inquiet. La seule chose qui le rassurait, c’était l’idée que Taride était mort.

Eva mit son bras en écran devant ses yeux. Elle frémit de répulsion lorsque les mains boudinées du cinéaste se hasardèrent sur son corps. Elle était environnée de plaintes et de baisers.

Elle n’éprouvait pas la moindre excitation, mais un dégoût pareil à celui qu’elle avait ressenti dans le bureau de Taride, quand elle s’était offerte à lui. Elle souhaitait confusément que cette descente aux abîmes servît à quelque chose. Pas à lui assurer une position sociale, mais à lui forger une carapace d’indifférence. Alors sans doute pourrait-elle affronter le monde et entrer dans la lice avec des chances… Sa mère n’avait-elle pas traversé ce purgatoire avant de devenir la femme impitoyable qu’elle était ?

Une étrange musique retentissait dans l’âme d’Eva. La musique de sa ferveur morte. La musique de son orphelinat. Elle se mit à pleurer. Alors Stephani fit signe au domestique. Le vieux se tenait embusqué dans l’ombre et on ne le voyait que lorsqu’on avait besoin de lui. Il était presque aveugle, mais un signe suffisait cependant pour l’alerter…

— Wong ! raccompagne cette jeune fille jusqu’à la porte ; prends ses vêtements…

Eva ôta son bras de ses yeux.

— C’est un cadeau ? demanda-t-elle.

— Que je m’offre à moi-même, oui, admit Stephani. Pour une fois, je ne vais pas me comporter comme un vieux goret ; crois-moi, petite, c’est un sacré luxe !

Il se mit debout et l’aida à se relever… Ils enjambèrent des couples quasi nus. Quand ils furent dans le hall, le gros bonhomme visqueux la contempla de son regard clignotant de batracien.

— Si tu n’es pas heureuse, petit visage triangulaire, fit-il, essaye autre chose… Ça, c’est le dernier refuge, tu sais.

Il rentra dans le salon. Le domestique arrivait, portant les vêtements d’Eva. Il les lui passa sans paraître la voir. La jeune fille se rhabilla et gagna la porte en finissant de se rajuster. Elle partit sans dire une parole à l’Asiatique.

Elle fut heureuse de retrouver la rue, la pluie, l’air poisseux de Paris. Il y avait comme une odeur d’automne, riche et épanouie. Eva marcha jusqu’à Saint-Philippe-du-Roule avant de comprendre qu’elle était vraiment seule.

67

— Et sachant cela, vous ne faites rien pour la retrouver ! explosa Hervé.

L’indignation empourprait son visage. Le Notaire songea qu’ainsi il ressemblait à un Anglais. À un bel Anglais. Jeanne, plus modérée, ne disait rien. Tous deux rentraient du cinéma par le chemin des écoliers. Ils avaient musardé sous la pluie. L’infirmière se donnait l’impression d’être en vacances, ou mieux en voyage de noces… Aux côtés d’Hervé, elle voyait Paris d’un autre œil, en touriste.

À leur retour, ils avaient trouvé Valmy prostré dans la salle à manger, près de la croisée. Il n’avait pas donné la lumière et il était tapi dans l’ombre, comme une bête à l’affût. Il regardait la rue, comme il la regardait jadis, caressé par le secret désir d’y élire domicile. Ou bien comme il avait regardé le vieux nègre lors de son voyage en Louisiane.

— Vous êtes malade ! s’était exclamée Jeanne Huvet.

Par malade, elle voulait dire malheureux… Le Notaire avait un tel regard à cet instant !

Il avait cligné des yeux comme s’il ne les reconnaissait pas. Puis un pâle sourire avait éclairé son visage absent.

— Mais non, ma petite Jeanne… Je réfléchissais seulement…

Et Valmy leur avait raconté la visite d’Agnès, son comportement, ses révélations… Il n’avait omis dans son récit que le nouveau meurtre de son ex-femme. Il n’avait pas envie de l’accabler davantage. Il retrouvait son tempérament d’avocat pour présenter les choses sous un aspect favorable à Agnès. Il voulait, sans comprendre au juste pourquoi, la rendre sympathique, bien qu’au fond de lui-même il ne fût pas dupe.

— C’est fantastique ! s’était écrié Hervé… Vous êtes certain, Lucien, que ça n’est pas un bateau ?

— J’ai téléphoné au notaire…

— Alors ?

— J’hérite tous les biens de Taride, son testament est irréfutable… Je dois passer à l’étude demain pour prendre contact…

— Elle va chercher à vous posséder ! avertit Jeanne, méfiez-vous.

— Elle a commencé le travail, admit Lucien… Mais ça ne prend pas !

— Il faut que vous soyez fort ! l’exhorta la jeune infirmière. N’oubliez jamais que cette femme est un monstre !

— Je ne l’oublierai jamais, soyez sans crainte.

— Lucien a raison, dit Jeanne. Il est évident que Mme Taride se sert de sa fille comme d’un appât.

— Et alors ! hurla Hervé. Vous ne pensez donc pas que cet appât est un être vivant ! Une pauvre fille déchirée qui a tout perdu et qui charrie dans Paris le poids mort de la fatalité… Je sens qu’elle porte comme un péché originel les fautes de sa mère. Qui vous dit qu’elle ne se jettera pas dans la Seine ?

— Si tel est son destin ! murmura Jeanne…

La jalousie la rendait insensible… Elle haïssait Eva sans la connaître. Chose étrange, elle avait toujours éprouvé pour la jeune fille une méfiance secrète…

— Tu es odieuse, murmura Hervé en s’écartant d’elle. Et puis tenez ! Vous me faites pitié, tous les deux…

Il enfila sa veste.

— Puisque vous ne voulez rien essayer, Lucien, je vais à sa recherche !

— Folie, dit Valmy… Comment voulez-vous la retrouver ?

— On vous a bien retrouvé, vous, dans votre cave pleine de flotte !

Le Notaire baissa la tête, humilié. Il se disait que ce garçon avait raison et il n’était pas particulièrement fier de lui. Mais il s’était buté. Son premier mouvement, après le départ d’Agnès, avait bien été de rechercher Eva… C’est seulement en réfléchissant qu’il avait conclu que c’eût été inutile.

Au moment où Hervé et Jeanne étaient rentrés, il pensait justement que le bien d’Eva voulait qu’on la laissât suivre sa route… Tous les êtres ont leurs faux pas à faire… Tous doivent tâtonner à la recherche de leur vérité.

— Hervé ! s’écria Jeanne en voyant qu’il atteignait la porte. Hervé, je t’en supplie, n’y va pas !

Il eut une dernière hésitation. Il inclina la tête, considérant d’un œil indécis les arabesques usées du tapis. Il voyait, à travers ces figures tourmentées, une jeune fille au regard profond qui lui tendait son portefeuille tandis qu’il vomissait appuyé à une auto.

— Je ne peux pas rester, Jeanne, balbutia-t-il… Tu dois bien comprendre !

— Si tu m’aimes, reste !

Il secoua la tête, chercha à tâtons le loquet de la porte dans son dos.

— Reste ! Je te défends d’y aller ! Tu entends ! Je te défends d’y aller ! Je te défends ! Je te défends…

Il ouvrit. Jeanne s’élança.

— Eh bien ! alors, je t’accompagne, fit-elle.

Il n’eut pas la force de parler, mais il la repoussa d’un mouvement impulsif et se dépêcha de claquer la porte.