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La jeune fille demeura incrédule devant le panneau de bois verni. Elle était pétrifiée par l’affreuse vérité qu’elle lisait sur cette porte close…

Valmy la rejoignit et lui entoura les épaules de son bras compatissant.

— Ecoute, ma petite fille, chuchota le Notaire à l’oreille de l’infirmière… Ecoute, il ne faut pas souffrir… Il a certainement raison d’agir ainsi, de n’écouter que son instinct.

— Il ne m’aime pas ! dit Jeanne.

Valmy ne répondit rien. Une brusque pudeur l’empêchait de mentir, de protester. Il savait bien qu’Hervé n’aimait pas Jeanne. Il s’en était rendu compte. Parce que lui savait ce qu’était l’amour ! Parce qu’il était allé jusqu’au bout du sien. Il savait reconnaître celui des autres !

— Il ne m’aime pas. Je suis devenue sa maîtresse et il ne m’aime pas ! Dites, Lucien, qu’ai-je donc pour que les hommes se détachent de moi dès que je leur ai cédé ?

68

Ficelle rentrait chez lui sur le tard, particulièrement ivre. Il lui était arrivé une bonne aventure. Dans l’après-midi, en arpentant la place Saint-Augustin, il avait vu une vieille dame presque impotente aux prises avec les affres de la circulation. Elle prétendait traverser la place en diagonale alors que la raison et la prudence exigeaient qu’elle le fît en trois étapes. Toujours bonne âme, Ficelle avait bravé le flot torrentiel des voitures pour se précipiter au secours de la vieille dame en péril. Il lui avait charitablement pris le bras pour la guider. La digne personne s’était confondue en remerciements. Elle avait assuré à Ficelle qu’il était l’un des derniers témoignages de la vieille galanterie française. Ces louanges méritées avaient mis du baume sur le cœur endolori du clochard. Tandis qu’il essayait d’opérer un mouvement tournant sur la place, louvoyant entre les refuges, Ficelle s’était aperçu que le sac à main de sa protégée béait. Il n’avait pas eu la moindre difficulté pour subtiliser avec l’index et le médius le porte-monnaie de crocodile qui s’offrait…

Ce porte-monnaie contenait l’estimable somme de quatre mille deux cents francs, plus une médaille de Lourdes. Ficelle en avait conclu que l’homme de cœur trouve toujours sa récompense en ce monde et il avait copieusement arrosé cette largesse du destin.

Le petit homme en noir décrivait de fortes embardées sur le chemin de terre, creusé de frondrières, qui menait à son terrain vague. Il s’arrêtait parfois pour injurier la masse claire des immeubles fonçant sur lui. Il haïssait ces constructions modernes dont les taches de couleur avaient quelque chose de provocant. Bien qu’il eût un sens artistique très moyen, il se disait qu’un paysage s’accommode mal de couleurs vives. Ces balcons jaunes, bleus et rouges, irritaient l’œil et faisaient regretter les perspectives paisibles et neutres de jadis.

Il aimait sa roulotte pourrie, sa roulotte sans roues, brisée, fendue, moussue, moisie mais à ras de terre. C’était une niche agréable qu’il n’aurait pas voulu échanger contre un appartement avec vide-ordures dans l’une de ces monstrueuses ruches de béton et de verre.

Sous la lune épanouie, sa bonne baraque misérable ressemblait à une bête galeuse, endormie à la belle étoile. Ficelle allait s’y réfugier et cuver son rosé du Béarn sous ses sacs. Par moments, il prenait conscience de sa crasse et de son odeur ; loin de le faire souffrir, elles l’enchantaient. C’était son confort à lui. Ficelle se disait que les gens sont bêtes de rechercher la propreté et de s’infliger les férules de l’hygiène. Pas un animal n’était plus heureux que le porc dans sa sanie.

Il parvint devant sa demeure chétive. Elle semblait sur le point de s’effondrer ; comme la tour de Pise, elle penchait fortement.

Un jour prochain, il devrait l’évacuer. Où irait-il alors ? Il n’en avait pas la moindre idée… Il ne voulait pas penser à cette échéance. Il respira profondément l’air saturé de sa banlieue. Il y avait en permanence dans l’atmosphère des odeurs de gaz d’éclairage et d’autres, plus subtiles et plus chimiques encore, qui d’ailleurs ne lui déplaisaient pas.

Il escalada très vite, pour garder son équilibre, les marches de son « perron ». Il ouvrit la porte… Quelque chose lui sauta au nez : une senteur inhabituelle de tabac. Ficelle, grâce peut-être à son formidable appendice, avait le sens olfactif très développé.

Il prit sa boîte d’allumettes, en gratta une et ouvrit avec difficulté la petite porte vitrée de la lanterne qu’il avait fauchée sur un chantier. La flamme de l’allumette se posa sur la mèche noircie, la féconda instantanément et la lumière se stabilisa… Ficelle referma la petite porte. Il battit des paupières et examina son logis pour tenter de déterminer l’origine de cette odeur de tabac. Il découvrit le Dingo assis sur une chaise, le dos à la cloison. Son visage de salaud luisait comme s’il l’avait frotté d’huile. Ses yeux ressemblaient à deux éclats de verre.

— En v’là un culot ! bégaya Ficelle, surpris par cette présence… Alors, on entre chez les gens comme dans un moulin maintenant !

— Je t’attendais, gars, fit le Dingo en se levant.

Il s’étira en bâillant.

— Ce que ça pue, dans ton poulailler, c’est rien de le dire.

Ficelle regretta d’être ivre. Ça ne l’empêcherait pas de comprendre, mais cela créait dans son esprit un mince décalage qui lui faisait perdre sa vivacité d’esprit.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— Tu vois, je t’attendais… Et je trouvais même que tu te faisais long, mon salaud !

— Et à cause de quoi que tu m’attendais ? Tu savais donc où que j’habite ?

— Avec la langue, on va à Rome !

— Et qu’est-ce que tu peux me vouloir pour m’attendre chez moi quand je suis pas là !

— Tu le demandes ?

— Bien sûr que je le demande ! glapit Ficelle.

Son ivresse se modifiait. Maintenant il pensait plus vite, voyait plus net, mais par contre il souffrait d’un abominable mal de tête.

— Figure-toi qu’avec Grosse Patte, on est allés à Meulan… Je t’en dis pas plus, tu dois comprendre, non ?

— Qui c’est, Grosse Patte ?

— Le proprio de la crèche où t’as bousillé Tino !

— Attends voir ! demanda Ficelle d’une voix implorante. Attends voir.

Il venait d’avoir un passage à vide, il se débattait dans son besoin de tout comprendre…

— Tino est mort ? demanda-t-il.

— Comme si tu le savais pas, saleté de corbac !

— Sois poli ! recommanda Ficelle.

Il émit un petit rire frileux. L’annonce de cette mort le comblait. Pendant tout le jour, il avait eu le remords de sa lâcheté.

— C’est bien fait, fit-il…

Le Dingo répondit à son rire par un autre rire. Un rire qui faisait un drôle de bruit, comme un couteau dans du pain rassis.

— Tu trouves ? demanda-t-il.

— Et comment ! Ce salaud n’a eu que ce qu’il…

Il étouffa avant de comprendre que les deux mains noueuses de Dingo venaient de s’élancer à son cou. Ficelle ouvrit la bouche pour crier, mais rien ne passait. Il voulut se débattre, c’était impossible. L’autre le tenait renversé en arrière, sur une caisse. Des petites explosions se produisirent dans le cerveau de Ficelle, semant chaque fois une gerbe d’étincelles.

« Il m’étrangle ! se disait le pauvre bonhomme… Il m’étrangle pour de bon ! »

Il ne réalisait pas bien qu’il allait mourir, malgré l’asphyxie qui lui broyait la poitrine… Dans un cirque, Ficelle avait vu un Chinois qui manœuvrait un très long ruban de papier au bout d’une tige de bois. On avait éteint les lumières parce que le serpentin de papier était fluorescent. Dans le noir on ne voyait que cette sarabande orangée, vivante, qui se déformait, composait des figures inattendues, se convulsait comme un reptile coupé en deux.