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Ficelle assistait au spectacle, mais la fluorescence du serpentin s’éteignait et les lumières ne revenaient pas. Tout devint noir progressivement.

La représentation était à jamais finie pour lui.

Le Dingo resta un moment devant le cadavre, faisant jouer ses doigts au bout de ses longs bras comme lorsqu’on a des gants neufs. Mort, Ficelle ressemblait simplement à un tas de hardes. Le Dingo prit une cigarette dans sa poche ; il l’alluma à la lampe ; mais au lieu de refermer la petite porte de cette dernière, il jeta la lampe sur la paillasse du clochard. Il crut tout d’abord que la mèche s’était éteinte… Puis soudain il se fit un bruit soufflant et une haute flamme bondit du grabat… En un clin d’œil, le feu se répandit sur toute la surface de la paillasse, éclaira le corps de Ficelle, lui donnant un aspect irréel… Le grand nez du petit homme brillait comme un flambeau.

Le Dingo partit en laissant la porte grande ouverte, afin que le courant d’air activât l’incendie. Il marcha d’un pas alerte en direction des falaises de béton, soulagé comme un ouvrier venant de terminer sa tâche. Derrière lui, la roulotte embrasée devenait transparente et belle. Aussi belle que dans l’imagination de Ficelle.

69

Eva franchit le seuil de son hôtel. C’était un établissement modeste, mais bien tenu, rue de Seine… Elle s’avança jusqu’au tableau où étaient accrochées les clés, tendit la main vers la sienne, mais l’idée de se retrouver seule dans la pièce anonyme aux meubles de bois verni lui fut insupportable. Elle y étoufferait. Malgré sa grande fatigue, elle voulait marcher encore, user jusqu’à l’extrême limite ce qui lui restait de forces. Elle lâcha la clé et fit demi-tour. Le patron de l’établissement qui « faisait » la nuit passa la tête par une porte.

— Vous repartez ? demanda-t-il.

À travers la vitre du cagibi où il dormait en pointillés, il avait dû suivre le manège de sa nouvelle locataire.

— J’ai oublié mon sac chez une amie, fit Eva.

Elle replongea dans la nuit mouillée. Elle se souvenait de ces chemins de campagne qui, en automne, sont jonchés de pommes écrasées. Ce soir-là, les trottoirs de Paris paraissaient pareillement tapissés de cette pulpe glissante…

Que faisait donc Agnès en ce moment ? Etait-elle restée boulevard Maurice-Barrès ? Cherchait-elle Eva ? Ou bien échafaudait-elle déjà de chimériques combinaisons pour essayer de « s’en sortir » ?

Eva descendit la rue jusqu’au Quai. La Seine amorçait une lente décrue, mais elle était encore très haute et son cours anormal modifiait ce romantique aspect de Paris.

Elle se rappelait la nuit au cours de laquelle un jeune homme blond s’était confié à elle sans la connaître… Cette nuit-là, le hasard s’était distingué.

Elle marcha doucement le long du fleuve en contemplant les lumières bordant les quais qui transformaient la crue en une apothéose.

La réminiscence de cette fameuse nuit l’obsédait. Pendant quelques instants, elle avait cru à une communion des êtres. Ces instants de rapprochement avec Hervé, ç’avait été presque un acte d’amour. Un acte de foi, en tout cas !

La jeune fille s’attarda devant le banc de leurs confidences. Un homme attendait l’autobus. Il la regarda, lui sourit et comme elle s’éloignait, il fit un bruit miauleur, comme pour la rappeler.

Eva traversa le quai et gagna la rue Bonaparte. Quelques boîtes de nuit se découpaient en rectangles lumineux dans la rue luisante. Des bribes de musiques, des cris, montaient des sous-sols de Saint-Germain-des-Prés… Elle remonta la rue, insensible à la pluie qui bruinait menu sur son deux-pièces détrempé.

Elle ne détestait pas cette humidité plaquée sur son corps. Elle la purifiait, l’apaisait.

Eva parvint devant la porte de La Frite. Elle fut incapable de continuer son chemin. Elle entra dans le vacarme et ce fut seulement quand elle se trouva en pleine chaleur qu’elle éprouva, par contrecoup, une sensation de froid.

La jeune fille se fraya un passage à travers les consommateurs. Il y avait une place libre à une table occupée par un couple de Nordiques en goguette, intimidés et ravis par l’ambiance de rétablissement. Ils ne comprenaient pas les chants bachiques vociférés par le barbu devant son bac empli de graisse de cheval fondue. L’homme était d’un blond presque blanc, avec sa peau colorée, des lunettes et un petit air gentil d’écureuil dressé. Sa femme était très jeune, et sa robe mal ficelée amusait les buveurs de la table voisine.

Leurs sarcasmes attirèrent l’attention d’Eva. Elle regarda dans leur direction, mais ce ne fut pas les joyeux drilles qu’elle vit. Un peu plus loin, coincé entre deux nègres tristes, il y avait Hervé. Il la regardait intensément et Eva se dit que, plus que les rires bruyants, c’était la puissance de ce regard qui l’avait attirée. Elle fut heureuse, simplement.

Elle savait qu’il ne fallait pas abîmer cet état de grâce. Hervé dut penser la même chose, car il ne broncha pas. Ils demeurèrent éloignés l’un de l’autre, à se fixer calmement, sans essayer d’exprimer quoi que ce soit. Ils se regardaient comme on se repose. Ils se comprenaient ; ils se parlaient avec les yeux, et ce qui les comblait le plus, c’était une sûreté commune. On a rarement, dans l’existence, la certitude de ses sentiments. En cet instant, ils se grisaient de certitude. Ce qu’ils ressentaient équivalait à une opération arithmétique réussie…

Ils perdirent la notion du temps, la notion du lieu…

Parfois des consommateurs les bousculaient ou s’interposaient ; avec une folle avidité d’eux-mêmes, ils ressoudaient leurs regards dès qu’ils le pouvaient à nouveau.

Des heures passèrent ainsi, sans qu’ils éprouvassent le besoin de se joindre, voire même de remuer. La Frite se vida peu à peu… Il ne resta bientôt plus que quelques ivrognes braillards que le garçon expulsa avec art. Ensuite, il fit claquer sa serviette sur une table.

— Hé ! les amoureux ! cria-t-il, réveillez-vous, on ferme !

Ce n’est qu’à cet instant, sans doute, qu’Hervé et Eva s’aperçurent qu’ils étaient les derniers clients. La boîte ressemblait à une auge. Il y avait des pommes frites piétinées sur le sol, des mégots, des flaques de vin rouge. Le barbu avait éteint son réchaud à gaz et le bac à friture ronronnait en refroidissant.

Hervé s’arracha de son tabouret. En arrivant à la hauteur d’Eva, il s’arrêta et tira sa table pour aider la jeune fille à se dégager.

La pluie continuait à tomber, fine et impalpable. Elle « frisait ». La rue Bonaparte s’engourdissait. Les vitrines des antiquaires couvaient leurs trésors d’un autre âge… Un chien passa, au ras du trottoir, cherchant des odeurs amies.

Eva et Hervé marchèrent côte à côte, assez loin l’un de l’autre pourtant. Cette fois, ils ne se dirigèrent pas vers les quais, mais en direction du boulevard Saint-Germain. Ce ne fut pas un choix, mais un simple hasard. Ils avaient obliqué à droite en sortant de La Frite, voilà tout.

— Vous m’attendiez ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Oui, fit Hervé, je vous attendais…

— C’est Agnès qui vous a prévenu ?

— Oui…

Ils ne trouvèrent rien de plus à se dire. Parvenus au Boulevard, ils s’aperçurent que Lipp était encore ouvert, faillirent y entrer, mais préférèrent s’engager dans une petite rue aux immeubles ventrus et sombres.