Rue du Dragon !
Hervé venait de lire la plaque qui scintillait à la lueur d’un lampadaire. C’était une manie de provincial. Il lui arrivait, lorsqu’il marchait dans la capitale, de s’arrêter pour lire le nom des rues… Il avait l’impression d’avaler Paris…
— Pourquoi ?… commença Eva…
Elle se tut, comprenant que c’était superflu. Superflu et trop tôt. Ils parleraient plus tard… D’ailleurs, Hervé ne la pressa pas de continuer…
Ils marchèrent, marchèrent, fourbus et triomphants… Ils traversèrent le boulevard Raspail, s’arrêtant un instant devant le Bon Marché aux fenêtres aveugles…
— Dites, Aurore…
— Je ne m’appelle pas Aurore… C’est fini, les mensonges et la poésie.
— Oui, Eva, c’est fini…
— Qu’alliez-vous dire ?
Il montra les grands magasins.
— Ça me rappelle Les Dames de France à Chambéry… Bien entendu, c’est plus petit…
Le plus curieux, c’est qu’il n’avait pas honte de sa banalité. Il savait bien que pendant des jours, des semaines, peut-être, ils ne pourraient pas se dire autre chose que des phrases passe-partout…
Ils reprirent leur marche sous la pluie.
70
Jeanne dormait la tête sur son bras, dans une position d’attente curieuse. Valmy songea qu’elle ressemblait à une écolière au piquet qui cache sa honte et son chagrin au creux de son coude.
Il était une heure du matin. Ils n’avaient gardé que le lampadaire dont l’abat-jour de parchemin tamisait la lumière, lui donnait comme une patine ancienne.
Pourquoi veillaient-ils ? Ils n’auraient su l’expliquer. Ils n’espéraient pas le retour d’Hervé, ils veillaient seulement parce que, dans les situations graves, on ne va pas se coucher…
Valmy contemplait la jeune fille avec difficulté. Les yeux lui cuisaient. Pourtant il n’avait pas sommeil, ayant dormi une grande partie de la journée. Parfois il soulevait le coin du rideau pour guetter la rue morte dans laquelle, de temps à autre, retentissait le pas sonore d’un noctambule.
C’est un quartier de besogneux ; ceux qui rentraient chez eux à pareille heure revenaient d’un travail, non d’un lieu de plaisir…
Le Notaire était bien. Il lui semblait que cette nuit ne finirait jamais… Ce qui le soulageait, c’était le sommeil de Jeanne.
Elle avait pleuré beaucoup et longtemps après le départ d’Hervé. Et puis elle s’était effondrée sur un coin de table et elle s’était endormie farouchement. Son bras gauche pendait le long de sa chaise. Valmy avait vu dans un musée hollandais un dessin de Van Gogh représentant une femme dans cette position ; à l’époque, il avait jugé que cette attitude était composée, qu’elle manquait de sincérité.
La sonnerie du téléphone le fit choir de sa rêverie. Elle le blessa comme un coup de poing. Chose étrange, Jeanne ne bougea pas. Lucien courut à l’appareil.
— Allo ! fit-il à voix basse.
— C’est vous, Lucien ?
Il reconnut la voix d’Hervé, et au ton précipité du jeune homme, comprit qu’il avait gagné.
La silhouette glissante de l’infirmière se plaqua soudain contre lui. Elle décrocha le second écouteur.
— C’est lui ? questionna-t-elle en portant le petit disque noir à son oreille.
Valmy fit un signe affirmatif.
— Lucien ! Oh, Lucien, bégayait Hervé… Si vous saviez… Je l’ai retrouvée… Je l’ai retrouvée… Je savais bien qu’elle viendrait à l’endroit de notre première rencontre…
Il y eut un silence. Le Notaire regarda Jeanne, rivée au mur, qui paraissait s’enfoncer l’écouteur annexe dans la tête.
— Vous m’entendez, Lucien !
— Mais oui, mon petit…
— Vous êtes content ! Dites-moi que vous êtes content !
— Je suis très content, Hervé.
Il y eut un nouveau silence ; un silence gêné, celui-là.
— Lucien, fit Hervé, je voudrais vous expliquer ce qui se passe… Elle dit qu’elle voudrait enfin vous connaître…
— Un jour, murmura Valmy, plus tard, je ne dis pas…
Il demanda pourtant :
— Que fait-elle ?
Hervé dut se détourner, regarder, sursauter… Il cria hors de l’appareil :
— Que faites-vous ?
Il y eut encore un trait de silence, coupé par la respiration du jeune homme.
— Elle avait une bague, reprit-il à l’intention de Valmy, elle vient de la jeter par la fenêtre…
Le Notaire raccrocha lentement. Il ne voulait pas prolonger le supplice de Jeanne. La jeune fille gardait l’écouteur contre son oreille ; c’était pour elle l’ultime caresse d’Hervé.
Le Notaire ne savait que faire. Elle ressemblait à un objet brisé dont on vient de rassembler les morceaux. Sa forme était reconstituée, mais un geste, un souffle pouvaient l’anéantir de nouveau.
La sonnerie d’appel retentit encore. Valmy décrocha avec ennui.
— On nous a coupés, c’est ridicule…
— C’est moi qui ai raccroché !
— Hein ?
— Je ne suis pas seul, figure-toi !
— Ah ! oui, fit Hervé, piteux.
Cette fois, ils posèrent l’écouteur simultanément. Le Notaire prit le bras de Jeanne.
— Ecoute-moi, ma petite fille…
Elle se dégagea d’un mouvement sauvage.
— Ne me touchez pas ! Je vous interdis…
Elle respira profondément ; maintenant, les mots venaient ; elle avait trop de choses à exprimer, cet afflux d’idées l’étouffait.
— Vous allez partir d’ici tout de suite, espèce de sale clochard ! cria-t-elle.
— Jeanne ! supplia Lucien…
— C’est votre faute, hurla Jeanne. Tout est votre faute ! Vous portez malheur ! Vous m’entendez ? Vous portez malheur ! Partez ! Je ne veux plus vous voir ! Mais qu’est-ce que vous attendez ! Hein ? Vous me dégoûtez ! Avec vos airs désenchantés, vous êtes encore plus répugnant que les autres hommes !
— Jeanne, je vous ordonne de m’écouter… La jalousie vous rend folle ! Je comprends ce que vous ressentez, mais…
— Partez, ou je crie au secours !
Il essaya de la calmer par un sourire pitoyable.
— Mais oui, mais oui, je vais partir, Jeanne… D’ailleurs, j’allais partir au petit jour. Mais auparavant, il faut que je vous dise…
— Rien ! Je ne peux plus rien entendre ! Vous ne comprenez donc pas que je n’en peux plus !
Elle courut à la porte, l’ouvrit toute grande.
— Tout de suite, Lucien ! Tout de suite, sale pouilleux que vous êtes ! Tout de suite ! Oh ! comme je regrette que vous ne soyez pas mort dans votre vermine !
Valmy franchit le seuil de l’appartement. Machinalement, il actionna le bouton de la minuterie. Les ampoules de l’escalier répandirent une lumière glacée dans les étages… Le Notaire s’avança au bord de l’escalier, il descendit une marche, se retourna. La porte s’était fermée sans qu’il l’ait entendue claquer. Jeanne devait pleurer derrière, appuyée au montant. Il décida de revenir le lendemain, lorsque la crise de désespoir serait calmée. Ce sont les paroxysmes qui assurent les délivrances. Lorsque la jeune fille serait épuisée de chagrin, elle aurait besoin qu’on lui dise les bonnes paroles qu’il préparait déjà.