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— Ne le dis pas, coupa-t-il, très vite. Ne dis plus rien. Il ne faut jamais parler quand on peut se passer des mots.

Elle approcha son visage jusqu’à ce que leurs nez s’effleurent. Leurs yeux démesurés leur donnaient une sorte de vertige, comme la vue de certains panoramas infinis.

— Tu n’as pas peur ? demanda-t-elle.

— De toi ?

— Songe que tu vas vivre auprès d’une femme qui a voulu ta mort à plusieurs reprises.

Valmy sourit.

— J’y ai songé, Agnès…

— Alors ?

— Alors, non ! Je n’ai pas peur. Une fois j’ai vu un pseudo-fakir couché dans une cage de verre avec des reptiles venimeux. Je l’ai beaucoup étudié : il n’avait vraiment pas peur.

« Moi aussi, je veux m’enfermer avec un serpent dans une cage de verre. Je regarderai passer le monde dans la rue. Je déteste les gens, mais j’aime les hommes… Quand je les vois défiler, je cherche à savoir s’ils se rendent compte où ils vont…

« Pendant que je regarderai, le serpent enroulera ses anneaux autour de moi, pour me caresser ou pour me mordre ! »

— Il ne te mordra jamais plus ! dit-elle en éclatant en sanglots. Jamais plus. Lucien ! Jamais plus !

Le Notaire la reçut contre lui, noua ses bras dans le dos d’Agnès et se mit à contempler les arabesques du plafond. Il crut distinguer dans le motif les serres grandes ouvertes d’un rapace. Oui, cela faisait comme à l’hôpital… C’était un cauchemar infini et délicieux… Car tous les cauchemars ne font pas peur.

— Si le serpent me mord, rêvassa Lucien, il est si malin que personne n’en saura rien, pas même moi. Il faut bien que Paris ait encore ses mystères.

72

Jeanne resta longtemps adossée à la porte.

Elle considérait mornement son appartement vide et silencieux, cherchant des présences incertaines dans ces pièces d’un autre âge… Elle savait qu’elle allait y vieillir doucement, à l’écart des hommes. De ces hommes qui, par un étrange maléfice, n’arrivaient pas — quoi qu’elle fasse — à s’attacher à elle.

Elle deviendrait une femme mûre… Elle connaîtrait peut-être d’autres étreintes sans lendemain ; mais toujours, il lui faudrait rentrer, le soir, dans ce grand logement bien ciré et elle finirait par ressembler à ces meubles surannés, à ces tentures passées, à ces bibelots sentant le vieux…

Que ferait-elle de ce besoin d’amour qui la poignait si sauvagement ? Que ferait-elle de sa jeunesse déjà flétrie ?

Elle étouffait. La vie lui faisait mal…

Elle gagna sa chambre du même pas tranquille « d’avant ». Instinctivement, elle venait de reprendre son pas furtif et feutré d’infirmière. Lorsqu’elle rentrait chez elle, jadis, elle continuait à se déplacer sans bruit dans le grand logis, comme si elle risquait de troubler le sommeil de quelqu’un… Un sommeil délicat, un sommeil inestimable de malade…

Aujourd’hui, c’était, non pas un sommeil, mais son engourdissement affectif qu’elle essayait de ne pas importuner. C’était elle-même qu’elle veillait, ou plutôt son chagrin. De ces quelques semaines de bonheur, il ne lui restait que cela : cette peine infinie, dont elle n’arrivait pas à mesurer l’ampleur. C’était comme un enfant né de ses amours avec Hervé.

Jeanne pénétra dans la chambre. L’odeur de Lucien y flottait encore. Il lui était resté de sa vie miséreuse comme un relent de hardes dont les bains les plus parfumés ne pouvaient le débarrasser.

Elle s’était montrée injuste avec lui. Mais elle avait eu besoin d’être méchante. Elle avait vaguement espéré que de cette injustice naîtrait pour elle un apaisement quelconque. Elle s’apercevait qu’il n’en était rien et la honte de cet éclat s’ajoutait à sa souffrance.

Pauvre Lucien ! Elle revoyait son beau visage humilié. Il y avait dans toute sa personne comme un magnifique renoncement. Il lui faisait penser à ces clowns tristes et sentimentaux qui font rire les autres en recevant des gifles.

Jeanne ouvrit le tiroir de sa commode ancienne et prit un tube de gardénal. Elle le secoua comme un hochet et, au bruit, estima qu’il contenait plusieurs comprimés. Elle le vida dans sa main et considéra les pastilles blanches, minuscules, détentrices de l’oubli dont elle avait besoin… Elle avait un peu honte. C’était si banal … C’était si puéril… Et si inutile surtout ! Car sa mort ne changerait rien dans le déroulement du destin des autres.

Rien !

Jeanne glissa les comprimés dans sa bouche. Ils avaient un goût fade. Un effort, un verre d’eau… et elle aurait en elle cette semence de mort. Jeanne essaya de réaliser sa mort. Elle avait fermé les yeux à tant de cadavres qu’elle savait que ce serait simple. Mais mourir, c’était abdiquer. Mourir pourquoi, au juste ? Pour calmer son orgueil à vif ? Mourir pour ne plus évoquer l’irrésistible sourire d’un grand gosse blond ?

Elle recracha les comprimés par terre et les écrasa un à un du bout du pied, comme pour ne plus être tentée de les reprendre. Quand ils furent réduits en poudre, elle foula les menus monticules blancs pour les disperser dans les poils du tapis.

Elle se sentit alors soulagée. Il lui parut qu’elle venait d’échapper à un grand danger et elle était un peu surprise d’avoir réussi à le maîtriser.

Elle se rendit à la fenêtre qu’elle ouvrit largement. La rue ressemblait à une faille baignée de lumière dans la densité des maisons… Elle n’était pas entièrement vide, une rue de Paris ne l’est jamais vraiment, jamais longtemps, en tout cas… Parfois une ombre débouchait d’un croisement et se précisait à une lumière d’un lampadaire… C’était un ouvrier qui revenait de l’équipe de nuit, ou bien deux gardiens de la paix dont les voix tranquilles montaient jusqu’à elle… Jeanne se dit qu’à un certain moment ce serait Hervé. Elle exigea du sort que le jeune homme apparût. Elle avait été folle de désespérer ainsi. Il n’avait eu qu’un moment de faiblesse avec cette fille. Sans doute son rôle de chien de Terre-Neuve avait-il tourné la tête à ce grand romanesque. Mais il ne pouvait pas ne pas se reprendre ! Il allait repenser à Jeanne, sentir qu’elle le guettait, capter enfin ce pathétique message qu’elle lui lançait à travers l’immensité de Paris endormi… Et Hervé reviendrait. Sa silhouette dégagée tournerait le coin du boulevard Richard-Lenoir, ses cheveux blonds arracheraient un éclat à la lumière de la grosse lampe bombée épinglée à la dernière maison de la rue comme un énorme ver luisant.

Il sentirait le regard de Jeanne braqué sur lui, lèverait la tête, lui sourirait et esquisserait ce grand geste jeune qu’il avait pour l’accueillir lorsqu’elle rentrait de l’hôpital…

Comment se comporterait-elle ? Jeanne se le demandait, mais elle connaissait déjà la réponse à cette question. Elle ferait exactement comme si rien ne s’était passé. Elle sourirait, murmurerait quelque chose comme :

— J’étais inquiète… Entre vite…

Et puis…

Elle se pencha par la fenêtre, essayant de reconnaître une nouvelle ombre surgie des confins de la nuit. Il s’agissait d’un jeune garçon du quartier, le fils d’une concierge qui était musicien dans une boîte de nuit. Il rentrait chez lui, avec un imperméable jeté par-dessus son smoking fripé, portant sous le bras une petite boîte idiote contenant sa flûte… Pourquoi Hervé tardait-il tant ? Comme il était cruel ! De quel droit la faisait-il attendre de la sorte ?

De quel droit !

Le mot la tenaillait. Droit ! Elle avait des droits sur lui. À deux reprises, elle lui avait sauvé la vie ! Elle l’avait hébergé, soigné. Maintenant elle en arrivait à regretter cette nuit cauchemardesque au cours de laquelle elle était tombée dans l’escalier suintant de la cave avec Coco la Jolie. Elle se rappelait en pleurant la fin de nuit qui avait suivi… Elle avait pansé la blessure d’Hervé. Et il l’avait embrassée… Puis elle s’était débattue lorsqu’il avait voulu… Mais, à cet instant, elle savait bien qu’il aurait un jour ou l’autre raison de ses stupides frayeurs de fille refoulée. Elle avait deviné qu’il parviendrait à vaincre ses complexes et à lui donner malgré elle ce bonheur trop rare qu’elle désirait de tout son être en le redoutant.