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Elle gagna la fenêtre et regarda dans l’impasse, à tout hasard. Elle ne vit rien tout d’abord, mais comme elle se retirait de l’encadrement, son regard accrocha une masse sombre au ras de l’immeuble. Elle crut même apercevoir une main. Elle se pencha davantage et reconnut son homme.

Il gisait, la face contre terre, dans une attitude curieusement composée. On eût dit qu’il se cramponnait à la pente d’un toit pour essayer d’enrayer une chute.

La vieille femme dévala l’escalier aussi vite qu’elle put et se trouva devant le corps du Notaire, affolée et vaguement incrédule. Elle vit qu’il avait la tête ensanglantée. Le visage du pochard reposait dans une grande flaque d’un rouge laqué, noirâtre par endroits, qui ressemblait à du vernis altéré.

Elle n’osa toucher le malheureux. Il l’effrayait brusquement, plus à cause de sa position étrange qu’à cause de sa plaie béante.

Elle enjamba le corps et se mit à courir vers la rue, ses cotillons retroussés, en exhalant de brefs sanglots.

Le laitier manipulait ses bidons vides sur le trottoir. Il régnait un silence oppressant et des gouttes de pluie parcimonieuses commençaient à cribler la chaussée.

— Vite ! Vite ! cria Coco… Y a mon salaud d’homme qui s’est foutu par notre croisée. Je crois bien qu’il est mort.

Le laitier suivit Coco au fond de l’impasse, regarda la carcasse du Notaire et glissa la main sous la poitrine du clochard.

Coco le couvait d’un œil exorbité.

— J’sais pas si c’est une idée, fit le commerçant, mais il me semble que le cœur bat encore. Comment qu’il a fait son compte ?

— Je peux pas vous le dire, affirma Coco la Jolie. Quand je m’ai réveillée, tout à l’heure, il n’était plus chez nous… J’ai regardé par la fenêtre et je l’ai vu comme ça…

— Je vais prévenir Police-Secours, décida l’autre.

Elle eut un haut-le-corps.

— Pourquoi la police ?

— Vous ne voulez pas le laisser là, si ? Si vous comptez sur les boueux pour le ramasser, vous vous trompez ! Pour eux, y a ordures et ordures !

Il s’en fut téléphoner, sur ce trait d’esprit auquel la pauvresse n’avait pas prêté attention.

Coco remarqua alors le tuyau de fer ensanglanté qui gisait près de son homme. Elle le ramassa avec crainte, pour l’examiner. L’extrémité du tuyau était un peu tordue par le choc. À l’endroit du coude, c’était plein de sang ; un sang qui, s’il eût été moins brillant, se fût confondu avec la rouille.

Coco hésita, regardant alternativement le corps du Notaire et le tronçon de tuyau. Le laitier revenait, flanqué de sa femme, en robe de chambre, la tête hérissée de bigoudis, et du boulanger…

— Les matuches arrivent…

Déjà l’aigre appel du fourgon cellulaire retentissait dans la rue. Il y eut un bruit de freins et l’auto noire stoppa devant l’impasse. Trois flics en descendirent, qui s’approchèrent, pèlerine au vent, en traînant une civière.

Un brigadier prit l’initiative de l’enquête.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il, les sourcils joints sous son képi en une ligne horizontale.

— C’est rapport à mon salaud d’homme qu’a passé par la fenêtre, expliqua Coco.

Elle préférait, tout compte fait, taire sa découverte. En femme expérimentée, elle savait qu’il vaut mieux avoir affaire à la police pour un accident que pour un meurtre.

Le réflexe du brigadier lui donna raison.

— Ce serait pas toi qui l’aurais poussé ? demanda-t-il, prêt à la suspicion.

— Moi ! s’étrangla Coco. En voilà une idée ! Comment est-ce que je serais été balancer un morcif comme le Notaire par cette petite croisée… Il l’a fait exprès, c’est sûr !

— Suicide ! s’étonna l’agent.

Le laitier intervint.

— Ces deux-là sont toujours fin saouls, brigadier ! Est-ce qu’on peut savoir ce qui lui a passé par la tête ?…

— En tout cas, plaisanta l’un des deux agents, il ne lui passera plus grand-chose, par la tête. Vous avez vu ce gnon qu’il s’est mis !…

Aidé de son collègue, il chargea le pseudo-défenestré sur la civière. Coco la Jolie trottina derrière le cortège jusqu’à la voiture.

Elle voulut y grimper, mais le brigadier s’interposa.

— Hé ! Tu ne t’imagines pas qu’on va te promener, non !

— Où est-ce que vous l’emmenez ? pleurnicha la vieille.

— À Beaujon !

Les deux portes noires claquèrent et la voiture s’ébranla. Le boulanger regagna son fournil pour raconter l’histoire à ses mitrons. La laitière, apitoyée par le chagrin de Coco, chercha quelque chose de réconfortant à lui dire, ne trouva rien et suivit son mari en croisant sa robe de chambre jusqu’à la gorge.

Coco resta plantée au coin de l’impasse, insensible à la pluie qui délayait ses larmes. Tout s’était passé tellement vite qu’elle n’avait pas eu le temps de réaliser.

Au bout d’un moment, elle se mit à courir vers le laitier qui achevait de charger sa voiture.

— L’hôpital Beaujon, demanda-t-elle, c’est de quel côté ?

9

Taride avait passé une mauvaise nuit. Le souvenir d’Eva dans les bras du triste bonhomme de la veille le hantait. Mille détails venaient cribler sa mémoire. Il revoyait la jambe de l’homme passée entre celles de l’adolescente, ses mains pétrisseuses qui s’affolaient sur la jeune poitrine, sa bouche écœurante, zébrée par le rouge à lèvres de la jeune fille… Et surtout ce regard éteint par le désir, qui avait mis un certain temps à redevenir normal après l’intervention d’Henri.

Lorsque Taride avait épousé Agnès, Eva était une petite fille toute en jambes et en bras qui faisait penser à un grand insecte brillant. Pour le publiciste, elle était, jusqu’à la veille, demeurée une petite fille, bien qu’il se rendît compte de son évolution physique. Et voilà que, brusquement, il venait de découvrir qu’il y avait deux femmes sous son toit.

Cette brutale constatation le rendait sombre sans qu’il pût s’expliquer pourquoi.

Quelque chose avait changé la veille… Quoi ? Il ne parvenait pas à le définir exactement. Et cela ne s’était pas produit au moment où il avait reconnu sa belle-fille dans les bras du satyre miteux mais, un peu plus tard, quand, à la sortie du commissariat, elle avait passé ses mains sur sa poitrine en le regardant d’un œil ironique. Ce geste avait été une provocation de femelle. Il ne pourrait jamais plus l’oublier et Taride savait déjà qu’il hanterait beaucoup de ses nuits.

Il était même à ce point brûlant qu’il avait troublé son plaisir avec Agnès.

Taride s’aperçut que sa femme le considérait, depuis son oreiller, avec une attention bizarre. Ses paupières mi-closes laissaient passer un mince regard vert, presque hypnotique.

— Vous pensez à Eva ? demanda-t-elle.

Taride se troubla, comme pris en flagrant délit.

— Oui, justement… Je me demandais si elle était rentrée…

— Je pense que oui, dit Agnès en mettant ses mains sous sa nuque pour faire saillir ses seins… Je l’ai entendue dans la nuit…

— Et vous ne vous êtes pas levée, s’indigna Taride…

— Vous n’allez pas recommencer, Henri, fit-elle…

Elle sonna la femme de chambre et dit en s’étirant languissamment :

— Les explications nocturnes sont toujours mauvaises. Rien ne vaut le jour lorsqu’on aborde des sujets délicats.

L’entrée de la domestique fit diversion.