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— Ouvrez les rideaux, Rose, et servez-nous le petit déjeuner au lit ! ordonna Agnès…

Ils burent une tasse de café noir. Tandis qu’Henri faisait couler son bain, Agnès se décida à rendre une petite visite matinale à Eva. Elle noua sa robe de chambre de satin vert, chaussa ses mules brochées et se dirigea vers la chambre de sa fille. Ces explications l’ennuyaient. Jusque-là elle n’avait jamais abordé avec Eva les questions sexuelles, comptant lâchement sur les initiations extérieures, comme la plupart des parents… Mais l’incident l’obligeait à parler…

La porte d’Eva était fermée à clé. Agnès frappa calmement comme l’eût fait la domestique. Elle perçut un grognement, puis un bâillement.

— Oui ? demanda la voix de sa fille.

— C’est moi, tu veux m’ouvrir, ma choute ?

Il y eut un bruit de couvertures refoulées à coups de pied, puis un trottinement enfantin qui attendrit Agnès.

Ce trottinement en disait plus long que toutes les confessions pour une femme de son expérience. Celle qui venait lui ouvrir était bien une gamine.

Eva avait son petit visage triangulaire tout barbouillé de sommeil. Elle portait une chemise de nuit impondérable, style Baby Doll.

Elle lança un baiser à sa mère et courut se jeter dans son lit défait dont elle rabattit le drap.

Agnès s’approcha du lit. La chambre tendue de rose était délicatement meublée Louis-Philippe. Elle était d’une fraîcheur un peu trop systématique, de l’avis d’Eva… Car c’était naturellement Agnès qui l’avait composée, meublée, décorée…

Agnès regarda tendrement sa fille.

Au lieu de répondre, la jeune fille lui lança un regard en biais.

— Vas-y, ma poule ! dit-elle. Tu as dû préparer ça toute la nuit depuis qu’Henri est allé me rapiner !

— C’est ce qui te trompe, dit Agnès. Je n’ai rien préparé du tout, car j’ai dormi.

La riposte dérouta Eva. Tout ce qu’elle avait accumulé de hardiesse s’envola. Elle ne fut plus qu’une petite fille en face de sa mère…

— Je ne veux pas t’empoisonner avec des rabâchages de mère douloureuse, dit Agnès en souriant. Dieu merci, ça n’est pas mon genre. Je ne veux pas non plus te prêcher la prudence, te parler des stupides ennuis pouvant découler de certaines expériences… Tout ceci au fond ne me concerne qu’au second degré, car je pars du principe que chacun est maître de sa petite carcasse.

Elle cligna de l’œil aimablement. Elle voulait avant tout ne pas heurter Eva. Sa fille était un petit animal peureux qu’il fallait apprivoiser.

Eva fixait obstinément un pli en zigzag de sa couverture, cherchant à y découvrir le contour d’un visage.

Elle n’aimait pas penser à la vie sexuelle de sa mère, mais si elle cédait à ce sujet scabreux, c’était pour se dire qu’Agnès devait être une femme très voluptueuse…

— Vois-tu, ma chérie, poursuivit cette dernière, le signe de notre vie, c’est qu’il faut toujours se tenir sur ses gardes. L’existence est une sorte de rue à traverser… Gardez-vous à gauche, gardez-vous à droite…

Elle rit. Son rire sonnait un peu faux et disait sa crispation. Alors elle s’approcha.

— Cette petite bêtise d’hier soir n’est rien pour toi, mais ç’a été beaucoup pour Henri. Tu t’en es rendu compte, c’est un garçon qui joue les bohèmes-bourgeois, mais qui, en réalité, est pourri de principes… Depuis qu’il t’a vue sous ce jour inattendu, il est complètement abruti… Ensuite, il se mettra à réfléchir. Or les hommes comme lui ne savent pas réfléchir à autre chose qu’à leurs affaires… Sinon ça leur gâche la vie… Nous n’avons pas le droit de gâcher la sienne, tu me comprends ? Songe qu’avant de le rencontrer, nous végétions dans deux pièces, rue de Vaugirard… Tu faisais tes devoirs sur la table de la cuisine, Eva, souviens-toi…

Eva avait compris. La seule inquiétude d’Agnès concernait Taride. Elle tolérait que sa fille se fasse tripoter par le premier venu, à condition que son mari ne l’apprenne pas.

— Tu es une drôle d’arriviste, ma poule, murmura-t-elle.

Agnès ne se fâcha pas. Elle eut même un petit rire biscornu.

— Mais, bien sûr… Et ça ne fait que commencer, je te promets. Si tu sais me suivre, nous irons loin, nous irons haut !

— Et si je ne sais pas ? questionna âprement Eva.

Agnès fit claquer ses doigts.

— Si tu ne sais pas, je t’apprendrai, ma choute, aie confiance. Pour l’instant tu penses à l’amour, c’est normal, c’est de ton âge… tu as une fringale de sensations ; j’ai connu ça. Et puis le jour vient, plus vite que tu ne le supposes, où l’on s’aperçoit qu’il existe autre chose au monde. Autre chose de beaucoup plus difficile à conquérir et à garder !…

— Quelle est cette autre chose ? coupa Eva, vaguement agacée par le ton sentencieux d’Agnès.

— La Fortune, fit cette dernière avec un éclat dans le regard. Tu vois, Eva, la fortune, ici-bas, quoi qu’on en dise, c’est encore la vraie fortune. Ceux qui prétendent le contraire, ce sont les ratés…

— Tu es terrible, balbutia la jeune fille, effrayée par cette flambée de cupidité qu’elle venait de découvrir…

Agnès haussa les épaules.

— Laisse-moi être terrible pour nous deux, ma choute. Et ne fais pas de trop grosses bêtises. Tout ce que je te demande, c’est de calmer ce pauvre diable d’Henri… Tâche d’avoir une explication avec lui…

— Une explication ?

— Enfin c’est ce qu’il appellera ainsi. Calme-le, quoi ! Les hommes, quand ils sont meurtris, attendent qu’on les apaise. Voilà pourquoi les infirmières ont tant de succès…

Elle donna une tape sur la joue d’Eva et sortit en évitant le regard stupéfait de sa fille.

10

Ficelle habitait une ancienne roulotte de cantonnier a la Poulbot dans un terrain vague près de la porte de Pantin. L’ex-véhicule était devenu un logement sédentaire depuis qu’il avait subi l’ablation de ses roues. L’homme au long nez l’avait rafistolé en utilisant les matériaux les plus divers et il y habitait depuis une dizaine d’années, en louchant chaque matin sur les immeubles neufs que la Reconstruction érigeait à une allure record et qui gagnaient rapidement du terrain, impitoyable marée de béton et de verre. Le jour était proche où le pauvre Ficelle devrait évacuer la lande galeuse où il végétait, parmi les chardons et les jeunes Peaux-Rouges du quartier.

Il achevait de consommer un reliquat de camembert lorsqu’il aperçut la trogne vultueuse de Coco à travers le dernier carreau de sa porte vitrée, les autres ayant été remplacés par du carton ou des boîtes de conserve aplaties.

Cette visite inopinée l’inquiéta, car jamais Coco ne se déplaçait aussi loin sans son homme.

Elle entra, un peu théâtrale. Elle avait des larmes dans les yeux et son menton tremblait comme celui de quelqu’un que le chagrin rend muet.

— T’es venue chercher ton chou-fleur ? demanda Ficelle manière de rompre l’angoissant silence, son amie Coco n’ayant absolument pas le visage d’une ménagère soucieuse de son marché.

Elle se laissa tomber sur une caisse. La roulotte était obscure. Un tas de hardes servaient de lit. Le mobilier se composait uniquement de caisses à usage multiple : caisse-siège, caisse-table, caisse-placard…

Des casseroles récupérées dans des poubelles opulentes s’empilaient, graisseuses et malodorantes dans un seau privé de son anse. Ficelle, troublé par la visite de cette dame, n’osait achever son camembert.

— Qu’est-ce que t’as ? balbutia-t-il, moite d’inquiétude…