— C’est le Notaire, dit Coco…
— Quoi, le Notaire ?
« Il l’aura enfin plaquée, songea Ficelle. Cette guenon n’est pas faite pour lui. Un chien galeux n’en voudrait pas ! »
Il cherchait des mots sédatifs pouvant s’appliquer au cas « cœurs brisés » et n’en trouvait pas.
Ficelle devait à une malformation la grâce de n’avoir jamais connu l’acte. Comme le dit si joliment Cocteau, il avait toujours fait l’amitié au lieu de l’amour ; il ne savait donc parler que la langue des camarades et pas du tout celle des amoureux.
— Il est à Beaujon, dit Coco la Jolie avec un sens profond du raccourci.
Ficelle en lâcha son couteau mille-lames.
— À Beaujon !
— Oui !
— Il est malade ?
— Non, blessé !
— Une auto ! devina Ficelle. Ces saloperies-là nous tueront tous, crut-il bon de prophétiser.
Mais Coco la Jolie secoua la tête. Elle ne pleurait plus. Son regard s’était comme rapetissé et elle le braquait sur Ficelle avec une insistance qui fit rougir l’homme-corbeau.
— On l’a estourbi ! énonça la mégère.
Elle garda la bouche ouverte pour un rictus qui révélait ses chicots couleur de nicotine…
Ficelle nageait en pleine incompréhension.
— Il s’est battu ?
— Je crois pas…
Les yeux acérés de Coco la Jolie continuaient de planer au-dessus de Ficelle.
— Dis voir, fit-elle d’une voix chuchoteuse, tu es bien venu à la maison, hier soir ?
— Dame oui, admit Ficelle. Même que j’avais une bouteille de pelure d’oignon, si tu te rappelles…
— T’es resté longtemps ?
Ficelle secoua la tête.
— Un petit quart d’heure…
— Et Ç’aurait pas été le dernier quart d’heure de mon Notaire, des fois ?
Il se mit à masser son appendice nasal, lentement comme s’il espérait en faire sortir une vérité qui lui échappait.
— Je comprends pas…
— Vous vous seriez-t’y pas engueulés, les deux ?
— Moi et le Notaire ! s’écria Ficelle qui trouvait l’idée impensable…
— Oui.
— T’es zizi, non !
Coco la Jolie ramena une mèche sur son oreille. Elle fixait par l’unique carreau fêlé la morose perspective des immeubles neuf cernés de grues. Ce quartier ressemblait un peu à un port.
— Voilà ce que je m’ai dit, fit-elle, sans regarder Ficelle. Mon homme t’a raccompagné jusqu’en bas…
— Il m’a pas raccompagné, coupa Ficelle, je connais le chemin, tu penses !
— Ta gueule ! ordonna durement Coco… J’ai dit que je me figurais les choses, j’ai pas dit que ça s’était passé comme ça…
Elle reprit le fil de ses déductions.
— Bon, le Notaire descend avec toi. Une fois en bas, comme il est bourré à la clé, y te cherche des rognes. C’t’ un gars plus costaud que toi, y t’fout à dame…
Elle récitait cette scène imaginaire, le regard fixe, avec la voix impersonnelle d’un médium en transe.
Médusé, Ficelle l’écoutait en ponctuant chaque phrase de Coco d’une muette dénégation.
— Toi, une fois par terre, tu te ramasses un bout de tuyau qui traîne et tu lui reviens dessus bille en tête ! Et tu cognes ! Et tu cognes ! Et mon pauvre bonhomme dégringole ! Et tu recognes tellement longtemps qu’il a la tête comme après un accident de chemin de fer !
Elle se tut. Son silence était une question. Ficelle le sentit et secoua ses épaules de cigogne.
— Y faut que tu soyes zizi pour imaginer des trucs pareils, permets-moi de te le dire, sauf le respect…
Coco la Jolie mit son index sur l’un de ses chicots déchaussés et exerça une légère pression sur la dent branlante. Elle put constater que celle-ci tenait bon, l’essaya encore du bout de la langue et dit :
— Alors, si c’est pas toi, qui c’est ?
Ficelle referma sa boîte de camembert, plia la lame principale de son couteau et se dressa.
— Il a été estourbi dans la nuit ? demanda-t-il.
— Oui, fit Coco, le sang était tout sec, sur le matin, quand je l’ai trouvé.
— Et pourquoi que tu dis qu’on se l’est fait avec un tuyau ?
— Parce que j’ai trouvé le tuyau que je te parle plein de sang… Il était par terre, près de mon homme.
— Qu’est-ce t’en as fait ?
— Je l’ai remisé…
— À cause ?
— À cause des perdreaux, pardi ! Ils croient que le Notaire s’est foutu par la fenêtre en étant gelé… Autant qu’ils croient ça qu’autre chose, non ?
— Bien sûr, admit Ficelle qui nourrissait pour la police la même aversion que Coco… Bien sûr… Seulement, faut savoir qui a matraqué le Notaire !
Le regard du petit homme ressemblait à un binocle pincé au sommet de son nez. Il louchait de fureur. Qu’on eût fait du mal à son ami le plongeait dans une rage froide. Ficelle, si paisible, se sentait devenir féroce. Il en voulait à l’agresseur, non seulement de son acte, mais de la suspicion dont il avait été l’objet de la part de Coco.
— On le saura ! décida Coco, animée de la même détermination.
— Comment va-t-il, ce pauvre Notaire ?
— Très mal, dit Coco. Je suis été à Beaujon. On n’a pas voulu me le laisser voir. Paraît qu’il a une fracture de la tronche et puis des esquimoses un peu partout…
— Tu crois qu’il va y passer ?
— Le mec de l’hosto m’a pas laissé lerche d’espoir… Il dit que le plus grave, c’est que le Notaire est cuit par l’alcool !
Il se tut, brusquement, sollicité par un souvenir confus, mais qui ne demandait qu’à se préciser.
— Oh ! Coco, j’y pense, murmura-t-il…
Son nez énorme — un nez de masque de carnaval — se pinça.
— Tu penses à quoi ? demanda Coco.
— Quand je m’ai barré de chez vous, hier soir, y avait un mecton dans votre impasse, qui semblait se cacher pour que je le voie pas.
— Un mecton ! sursauta la Jolie.
— Parfaitement. Un jeune, bien loqué… Maintenant que je t’en cause, je me rends compte qu’il guettait. Je l’ai bousculé en m’en allant. Qu’est-ce qu’il pouvait foutre là ? Attendre une donzelle ? En tout cas, c’est à ça que j’ai pensé… Mais tu vois pas que ça soit lui qui ait massacré le Notaire ?
Coco hocha la tête.
— Qu’est-ce qu’un mecton bien fringué aurait à voir avec mon homme ?
— D’accord, mais reconnais que c’est pas impossible.
— Je reconnais. Il était comment, ce type que tu dis ?
— Jeunot, blond, plutôt grand… Je l’ai pas tellement vu, surtout qu’il faisait sombre… Je crois qu’il avait un pull avec un col roulé. Oui, un pull clair, ça faisait une tache.
— Je vois… Et c’était pas quelqu’un de notre quartier ?
— Alors là, tu m’en demandes, Coco !
Elle reconnut que sa question était oiseuse.
— Je suppose une chose, annonça Ficelle. Ce mec se planquait dans l’impasse. Imagine que le Notaire se soit levé.
— Y se lève jamais…
— Suppose !
— Et après ?
— Après, il rouscaille contre ce gonze niché devant chez vous. Ce que t’avais pensé pour moi est bon pour lui, avec l’engueulade, l’empoignade, le tuyau… Et tout, pas vrai ?
Au lieu de lui répondre, Coco la Jolie réfléchissait. Du fond de sa mémoire montaient des bulles sombres, qui toutes contenaient le germe d’une idée. Une fermentation se produisait dans son subconscient.