— T’aurais pas un coup de remontant ? fit-elle soudain, je me sens pâle du dedans !
Ficelle s’empressa, s’excusant pour son manque d’urbanité.
— Avec ce que tu m’apprends, je ne sais plus où que j’ai la tête, plaida-t-il en sortant d’une caisse-cave un litre de vin blanc à l’étiquette prometteuse.
Il emplit deux verres.
— À la santé du pauv’ Notaire, larmoya-t-il.
C’était un vague sous-bordeaux que Coco estima trop sucré. Ficelle était très « chatte ». Il aimait les vins de petite race, tels que les faux montbazillac ou les pelures d’oignon.
Elle ne s’en vida pas moins un deuxième verre avant de questionner :
— T’as pas rapporté de chou dans la nuit ?
— Mais non, dans la nuit j’étais aux Halles, je suis rentré que de tout à l’heure…
— Je crois bien pourtant que le Notaire m’a dit : « Voilà Ficelle qu’apporte un chou. » Et je crois bien aussi qu’on l’a appelé un peu avant…
— On l’a peut-être appelé et il aura cru, à moitié blindé comme il était, que c’était moi qui revenais avec le chou.
— C’est possible ! Mais si on l’a appelé par son nom, c’est qu’on le connaissait ! Et le Notaire ne connaît pas de jeune type blond…
— Tu sais ce qu’on va tout de même faire ? décida Ficelle.
— Je t’écoute.
— On va demander dans ton quartier si quelqu’un a aperçu le gars blond…
— Et après ? soupira Coco dont le vin blanc amollissait la volonté…
La question déconcerta Ficelle.
— Après ? dit-il… Eh bien ! après, on verra !
11
Hervé était vautré sur son divan, lorsque Agnès arriva au début de l’après-midi. Des journaux dépliés jonchaient le parquet.
Elle s’exclama, sitôt la porte franchie :
— Tu en as une mine !
Le jeune homme était d’un vilain vert plombé. Ses yeux enfoncés brillaient comme s’il avait de la fièvre.
— Je suis malade à crever, dit-il en enfonçant ses deux poings dans son estomac…
— Qu’as-tu ?
— J’ai bu, cette nuit… Après avoir bousillé ton type !
Elle fronça les sourcils.
— Tu l’as… ?
— Parfaitement !
Il n’avait pas la force de l’embrasser. Il se sentait épuisé et méchant. Il ne se pardonnait pas son crime et il s’en voulait de l’avoir avoué à une inconnue ! Un tourment moral s’ajoutait à son malaise physique.
— J’ai juste eu la force d’aller acheter les canards, fit Hervé. Il faut croire qu’un clodo n’est pas un personnage assez important pour mériter une ligne dans les faits divers lorsqu’il se fait assassiner.
— Ma parole, dit Agnès, tu sembles vexé de ne pas avoir les honneurs de la première page !
Il haussa les épaules.
— Mince d’honneur !
— Je trouve ce silence de bon aloi, affirma-t-elle en s’asseyant près de lui.
— Ah ! oui ?
— Ben voyons, mon chéri… La presse n’est que le reflet de la police. Ce qui n’intéresse pas un journaliste n’intéresse pas un policier… C’est très bon cela… C’est excellent !
Elle quittait ses gants, posément, les glissait sous la bride de son sac…
— Regarde-moi, Hervé !
Il la regarda. Des zébrures rouges passaient en escadrilles serrées devant ses yeux, tandis que des coups sourds lui martelaient le crâne.
— Quoi ? fit-il sourdement.
Elle fut frappée par ce qu’il y avait de belliqueux et de pitoyable dans ce regard.
— Mon Dieu, comme tu me détestes aujourd’hui, soupira-t-elle.
— Te détester, moi ! Tu deviens folle !
Hervé eut un rire jaune.
— Tu m’en veux, Hervé ?
— De quoi ?
— De t’avoir poussé à commettre ce… cette vilaine chose ?
Il ferma les yeux pour tenter de dominer son vertige. Il n’arrivait pas à expliquer le phénomène qui se produisait : Agnès faisait partie de son malaise. Pour la première fois il n’avait pas envie de la serrer contre lui et de la renverser sur le divan moelleux. Elle appartenait brusquement à une vie ancienne. La vie d’avant son meurtre. Depuis, ce n’était plus pareil…
— Comment cela s’est-il passé ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Non, je t’en supplie, dit-il, épargne-moi au moins le reportage… Ça s’est passé, voilà tout ! Ça ne te suffit donc pas ?…
Agnès resta sans voix. Elle flairait un grand danger. Elle avait prévu bien des réactions, mais pas celle-ci. Elle redoutait de trouver une loque, et voilà qu’elle se trouvait devant un garçon buté, hargneux, prêt à mordre. Elle espérait que ce changement provenait surtout de sa formidable gueule de bois.
— Tu as eu tort de boire, reprocha-t-elle doucement en lui caressant la nuque.
— Oh ! j’aurais mieux aimé me doper autrement, riposta Hervé. Je crois que si j’avais pu seulement t’apercevoir, une fois le coup fait, je serais rentré chez moi. Dans cet espoir, je suis allé faire le poireau boulevard Maurice-Barrès. Seulement, tout ce que j’ai eu le bonheur de contempler, c’est la silhouette de ton cocu de mari qui prenait l’air à sa fenêtre !
Agnès comprit qu’elle devait endiguer à tout prix cette révolte.
— Ça suffit, Hervé ! dit-elle froidement. Tu oublies qu’en faisant ce que tu as fait, tu as agi pour nous deux et non pour moi seule !
Elle se dirigea vers la porte.
— Où vas-tu ? demanda le garçon.
Agnès sortit sans répondre. Il sembla alors à son amant qu’il gisait, ligoté, au fond d’un désert.
— Agnès, appela-t-il…
Son assurance avait disparu. Il ne ressentait plus la moindre humeur à l’encontre d’Agnès. Il la voulait près de lui…
Elle revint, un petit flacon à la main. Elle était allée le prendre dans la boîte à gants de sa voiture. Il la regarda verser quelques gouttes du produit dans un verre, y ajouter de l’eau…
Lorsqu’elle lui tendit le verre, il hésita à le saisir.
— Qu’est-ce que c’est ? gémit-il.
— Un calmant pour l’estomac ; tu as peur ?
Hervé but la potion d’un trait. Le produit avait un goût douceâtre plutôt écœurant. Presque aussitôt il lui sembla que le calme revenait dans son corps délabré. Ce bien-être subit contribua à le rapprocher d’Agnès. Il lui fut reconnaissant de le guérir.
— Merci, Gnès…
Il avait retrouvé sa voix habituelle, un rien geignarde, une voix que se croient obligés de prendre les jeunes gens pour parler d’amour à leurs maîtresses.
Agnès constata le revirement et fut rassurée.
— Ecoute-moi, chéri, fit-elle. Maintenant, nous touchons au but ; le plus difficile est fait… Tu me suis ?
— Oui, Gnès…
— Ce n’est pas le moment de flancher…
— Non, Gnès…
— Alors laisse de côté tes rancœurs, ta jalousie, tes remords…
« Les regrets sont faits pour ceux qui échouent, pas pour ceux qui réussissent, tu saisis ? »
— Bien sûr !
— Et toi, tu as réussi ! Un point, c’est tout !
Il sourit. Il se sentait attendri par ce ferme langage. Comme elle était forte ! Comme il était simple de se laisser guider par cette merveilleuse femme. Avec elle, il faisait bon être un petit lâche…