— Si… Et personne n’a rien entendu. Il est resté des heures à agoniser sur le pavé de l’impasse.
— Il est mort ? demanda Hervé.
— À l’heure qu’il est, sûrement… Quand on l’a emmené à Beaujon, il était déjà dans le coma…
Hervé ressentit simultanément une joie sauvage et une profonde angoisse : joie d’apprendre que le Notaire n’avait pas été tué, angoisse de le savoir dans le coma. Si sa victime mourait maintenant, son crime lui paraîtrait moins grand, du fait qu’il n’était pas mort sur le coup…
Il s’empressa de changer de sujet, émit quelques considérations sur le temps, paya et s’en fut, l’âme légère.
Il gagna le plus proche bureau de poste sans s’apercevoir que le petit homme noir au gros nez le suivait.
Il prit un jeton de taxiphone et chercha sur l’annuaire le numéro de l’hôpital Beaujon. Lorsqu’il eut le service des entrées, il demanda des nouvelles d’un certain Lucien Valmy. Une chance qu’Agnès lui eût donné le nom véritable du Notaire !…
Le ton du préposé manquait d’enthousiasme. On demanda à Hervé qui il était, et il répondit sans se démonter qu’il était un parent du blessé.
L’attente fut assez longue. Hervé étouffait dans sa cabine. Une odeur de Cologne à bon marché et de tabac refroidi flottait dans le réduit. Hervé récitait du plus profond de son être une ardente prière…
« Mon Dieu, faites qu’il vive ! Tant pis pour Agnès ! Tant pis pour nos projets ! Faites qu’il vive ! »
Si on lui apprenait le décès du Notaire, il éprouverait le plus gros chagrin de sa vie. Il ne comprenait pas pourquoi, mais il était certain de la chose. Un chagrin plus considérable que celui causé par la mort de son père.
Il ne songeait même pas à se réjouir qu’on eût conclu à un accident.
Pour l’instant, son impunité ne l’intéressait pas.
— Allô ! grommela la voix rêche de son interlocuteur…
— Oui, fit Hervé.
Il ferma les yeux pour ne plus voir les graffitis couvrant les parois de la cabine.
— Etat stationnaire, dit la voix indifférente… Les médecins ne peuvent encore se prononcer…
Hervé n’eut pas la force de remercier. Il raccrocha brusquement et essuya d’un revers de main son front en sueur.
« Il vivra ! » décida-t-il.
13
Chaque fois qu’il essayait d’ouvrir les yeux, il voyait tourner des cercles concentriques sur l’étendue blanche du plafond. Des cercles pareils à des reptiles réguliers qui se seraient tordus inlassablement sur eux-mêmes en se retrouvant toujours à leur point de départ…
Très vite, il rabattit ses paupières pour échapper à cette cauchemardesque rotation. Il préférait le noir gluant de sa propre nuit et son silence sépulcral… Mais le phénomène des disques trouvait sa réplique dans le noir… Au lieu des cercles au mouvement perpétuel, c’étaient ses pensées qui tourniquaient, lentement, sur un rythme inhumain de rêve avorté. Pas exactement des pensées, mais des bribes de souvenirs sans enchaînement logique.
Il voyait une plage immense, peuplée de gens ivres d’infini qui couraient se précipiter dans l’eau… Et cela tournait comme ces chaînes de cartes postales qui accomplissent une rotation complète sur l’appareil qui les supporte. Après la plage, il y avait l’alcôve au papier jaune à rayures marron. L’alcôve, ornée d’un amour en plâtre, ventru, joufflu, dont les ailes ressemblaient à deux petites flammes de briquet… L’alcôve avec le divan d’acajou… Des draps d’un blanc éblouissant. Une femme, toujours la même, à la peau brunie. Ensuite… Ensuite, il y avait un vide, comme s’il manquait une carte de collection…
Il rouvrit les yeux, croyant entendre une voix… Oui, c’était une voix. Un visage s’interposa entre lui et les cercles écœurants du plafond.
— Vous m’entendez ?
Pourquoi diable, lui posait-on une question aussi saugrenue ? Il essaya de répondre oui, mais il comprit que jamais ses lèvres ne pourraient remuer. Il rêvait ! Il rêvait qu’un visage se penchait au-dessus de lui, comme au-dessus d’un puits très profond… Et il rêvait qu’il ne pouvait pas parler, qu’il ne pouvait penser qu’à travers un dédale de clichés embrouillés…
La voix n’insista pas, le visage se retira… Il se demanda alors si cette figure de femme s’était penchée sur lui, ou bien si c’était lui qui s’était penché sur elle. Les cercles reprirent leur languissante sarabande.
Jeanne Huvet quitta la chambre du Notaire, sans bruit, de cette démarche dépourvue de pesanteur des infirmières. Dans le couloir elle se trouva nez à nez avec un garçon de salle musculeux qui poussait devant lui une civière à roulettes.
— Ça boume, le clodo ? demanda-t-il en souriant.
— Il tient toujours le choc, fit Jeanne… Quelque chose me dit qu’il s’en tirera…
L’autre, un sanguin au front étroit, esquissa une moue hautement réprobatrice.
— Ce serait un père de famille, il serait déjà canné !
— Tout le monde a le droit de vivre, riposta Jeanne avec humeur…
Elle s’éloigna le long du large couloir carrelé de blanc, tandis que l’homme de salle suivait d’un œil avide le tendre balancement de ses hanches. Jeanne s’en fut frapper au bureau du chef de clinique. Le docteur Rabillou ressemblait à un gorille sans poils.
Il était massif et rigoureusement imberbe. Son aspect aurait été repoussant s’il n’avait eu les meilleurs yeux du monde. Il y avait dans ce visage antédiluvien un rayonnement qui impressionnait davantage que son physique monstrueux.
Il était en train de troquer sa tenue de travail contre son veston lorsque la jeune infirmière entra.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le praticien.
— Je viens au sujet du clochard, docteur…
— Oui ?
Le sourire d’accueil de Rabillou fit place à une moue professionnelle qui traduisait son attention inquiète.
— Il a ouvert les yeux… Je suis sûre qu’il a repris connaissance, mais il semble ne pas entendre… Ne pas voir…
Le docteur retrouva son sourire.
— Ma petite fille, on ne dirait pas que vous avez déjà trois ans de pratique : il est encore sous le coup de l’anesthésique, parbleu…
— Vous êtes sûr ? laissa échapper la jeune fille.
— Naturellement ! On dirait que vous éprouvez une tendresse particulière pour ce pauvre bougre ? remarqua Rabillou.
— Il m’intéresse, reconnut l’infirmière…
— Vous l’aviez déjà vu ?
— Non, jamais… Mais je trouve son comportement étrange…
— Quel comportement peut bien avoir un gars venant de subir l’opération du trépan ! ironisa le chef de clinique.
— Je voulais dire son délire…
— Vraiment ?
— Oui… Il n’a pas eu le délire d’un clochard…
Rabillou plaçait sa blouse blanche sur un cintre en matière plastique et la rangeait dans une armoire de fer. Il se retourna, surpris par le comportement de la petite Huvet.
— En quoi le délire d’un clochard peut-il se différencier du délire d’un autre homme ?
— Par le langage, fit Jeanne, gravement. Même inconscient, un homme ne peut employer que le vocabulaire qu’il connaît…
— Ça, c’est juste ! Voilà qui est bien raisonné… Et votre ramasseur de mégots s’exprime comme un pair d’Angleterre ?
— Comme un pair d’Angleterre qui parlerait français, fit Jeanne avec un franc sourire.
Rabillou examina le petit visage constellé de taches de son de son interlocutrice. Jeanne avait un nez retroussé, des cheveux châtains coupés court et des yeux noisette, délurés. Elle ressemblait davantage à une petite main de la haute couture qu’à une infirmière… Sa bouche était celle d’un titi de Paris, moqueuse et prompte à rire.
— C’est assez surprenant, convint Rabillou. Seulement on ne naît pas clochard : on le devient. On a vu des gens de l’élite finir à l’Armée du Salut. Pour ma part, je connais un de mes condisciples — et pas le moins brillant — qui demeure, si j’ose dire, sous le pont de Grenelle.
Jeanne hocha la tête. Elle était songeuse.
— Vous ne trouvez pas cela passionnant, docteur ?
— Pas du tout ! La condition de miséreux comporte certainement une grande part de vraie sagesse, mais j’estime que chaque vivant se doit un peu à ses contemporains. L’individualisme poussé aussi loin est une chose déprimante, une insulte à la vie…
Le regard pétillant de Jeanne s’assombrit.
— Je suis de votre avis, mais ce que je trouve passionnant, expliqua-t-elle, c’est le fait qu’ayant un clochard parmi nos malades, nous nous apercevions qu’il a été un homme bien !
Rabillou repoussa la porte de l’armoire de fer après y avoir pris sa serviette de cuir noir.
— Eh bien ! vous voilà avec une énigme à déchiffrer, ma petite fille, dit le médecin en donnant une chiquenaude à l’oreille de Jeanne. Vous voyez que votre ingrat métier comporte quelquefois des joies intellectuelles…
Il la refoula dans le couloir et s’apprêtait à gagner la sortie, mais il lut une muette supplique dans l’expression de Jeanne.
— Bien, dit-il, nous allons passer voir ce grand d’Espagne déchu…
Jeannette l’escorta, joyeuse comme un jeune chien qu’on emmène en promenade.