Rabillou examina le petit visage constellé de taches de son de son interlocutrice. Jeanne avait un nez retroussé, des cheveux châtains coupés court et des yeux noisette, délurés. Elle ressemblait davantage à une petite main de la haute couture qu’à une infirmière… Sa bouche était celle d’un titi de Paris, moqueuse et prompte à rire.
— C’est assez surprenant, convint Rabillou. Seulement on ne naît pas clochard : on le devient. On a vu des gens de l’élite finir à l’Armée du Salut. Pour ma part, je connais un de mes condisciples — et pas le moins brillant — qui demeure, si j’ose dire, sous le pont de Grenelle.
Jeanne hocha la tête. Elle était songeuse.
— Vous ne trouvez pas cela passionnant, docteur ?
— Pas du tout ! La condition de miséreux comporte certainement une grande part de vraie sagesse, mais j’estime que chaque vivant se doit un peu à ses contemporains. L’individualisme poussé aussi loin est une chose déprimante, une insulte à la vie…
Le regard pétillant de Jeanne s’assombrit.
— Je suis de votre avis, mais ce que je trouve passionnant, expliqua-t-elle, c’est le fait qu’ayant un clochard parmi nos malades, nous nous apercevions qu’il a été un homme bien !
Rabillou repoussa la porte de l’armoire de fer après y avoir pris sa serviette de cuir noir.
— Eh bien ! vous voilà avec une énigme à déchiffrer, ma petite fille, dit le médecin en donnant une chiquenaude à l’oreille de Jeanne. Vous voyez que votre ingrat métier comporte quelquefois des joies intellectuelles…
Il la refoula dans le couloir et s’apprêtait à gagner la sortie, mais il lut une muette supplique dans l’expression de Jeanne.
— Bien, dit-il, nous allons passer voir ce grand d’Espagne déchu…
Jeannette l’escorta, joyeuse comme un jeune chien qu’on emmène en promenade.
On comptait des gouttes dans un verre. Le Notaire voyait tomber les perles brunes. Elles devenaient de minuscules nuages ocrés qui se diluaient dans l’eau, et la coloraient.
Cela aussi, c’était une carte postale de son dévidoir perpétuel. Mais elle s’attardait au lieu de faire place à la suivante… La main tenant le compte-gouttes grossissait, grossissait, comme un plan cinématographique qui finit par emplir tout l’écran… Il y avait une bague à l’auriculaire de cette main…, une bague bizarre dont le chaton représentait une serre de rapace tenant un rubis… Le phénomène monstrueux de grossissement continuait. De la main on passait au petit doigt, puis à la bague… Les serres du rapace s’ouvraient, laissaient tomber la pierre et fondaient doucement sur le visage du Notaire. Il eut peur. Il ne voulait pas mourir… Il ne voulait plus. Il avait cherché une autre mort et l’avait trouvée auprès des années de patient naufrage. C’est dur de faire naufrage lorsqu’on sait nager… Plus dur peut-être que de se sauver lorsqu’on ne sait pas nager… Il n’était pas prêt pour la vraie mort. Il sentit les serres aiguës pénétrer sa chair. Il cria de toutes ses forces ! Cela provoqua dans sa tête une sorte d’explosion dorée… Un brouillard y succéda, d’où deux figures anciennes naquirent. Une figure de femme, une figure d’homme, lisse, affreuse, sans cheveux, sans cils…
Il voulut se raccrocher à ces nouveaux venus. Sa main eut un frémissement. Rabillou le devina et prit le poignet du Notaire…
— Mais oui, mais oui, murmura-t-il…
Le Notaire fut rassuré.
— Je ne veux pas, balbutia-t-il. Je ne veux pas… Je n’ai pas fini de faire le tour du problème…
Jeanne toucha le bras du praticien.
— Qu’est-ce que je vous disais, docteur ?
Il eut un acquiescement préoccupé.
— Nous allons avoir du mal avec ce phénomène, s’il s’en tire, prédit Rabillou.
— Pourquoi ?
— Mais parce que c’est un alcoolique… Il n’a pas fini de voir des chauves-souris, le bougre !
Il contempla un instant la tête enrubannée du miséreux. Les paupières gonflées, le nez couvert de minuscules cratères, la bouche tordue et la barbe hirsute composaient un masque peu engageant sous lequel l’ancienne personnalité de l’homme s’était endormie.
— Quel répugnant mystère, fit Rabillou en lâchant le poignet de son malade. Dès que ce sera possible, vous direz à Béjard qu’il rase ce vieux dégueulasse afin qu’il soit un peu plus présentable…
14
Agnès avait promis à Hervé qu’elle téléphonerait vers sept heures du soir pour connaître le résultat de sa petite enquête. Elle fut exacte à ce rendez-vous.
Lorsque la sonnerie d’appel retentit dans son studio, le jeune homme fumait nerveusement une cigarette à bout doré en guignant l’appareil. Il attendait depuis bientôt une heure et au fur et à mesure que se rapprochait l’heure fixée par sa maîtresse, il sentait grandir en lui un curieux effroi. Il avait peur des réactions d’Agnès. Lorsqu’elle saurait que, jusqu’à preuve du contraire, il avait échoué dans sa délicate mission, elle l’abandonnerait. Cette éventualité terrorisait Hervé. Bien que, depuis la nuit précédente, son amour pour Agnès se fût quelque peu transformé, il ne se sentait pas le courage de vivre sans elle. De plus, il n’en avait pas les moyens. Elle l’avait habitué à la facilité, au confort… Il regardait son gentil appartement, ses complets élégants et il n’acceptait pas de renoncer à tout cela d’un cœur léger pour retomber dans une médiocrité que le mot bohème couvrait mal…
L’amour qu’elle lui dormait avait fini par se confondre avec d’autres satisfactions plus bassement matérielles. Hervé ne parvenait plus à les dissocier.
La sonnerie du téléphone marquait le point culminant de son appréhension. Il respira un grand coup, décrocha et attendit.
La voix nette d’Agnès chuchota :
— Allo ! C’est toi ?
Même quand la jeune femme parlait bas, son ton restait ferme et déterminé.
— Oui, dit Hervé… Il n’est pas mort en plein, Gnès…
Il attendit les réactions de son interlocutrice invisible. Il savait qu’à cet instant précis elle fixait un point quelconque de la pièce où elle se trouvait, ardemment, cruellement, comme si c’eût été lui…
— Je ne comprends pas la nuance, dit-elle… Qu’appelles-tu « en plein » ?
— Il est dans le coma, Gnès…
Il eut honte de sa voix geignarde. En prononçant le mot « coma » il prenait un ton d’excuse… Il promettait aussi, implicitement, ce qu’en lui-même il refusait de toute son âme. Il se dit que peut-être cela constituait une sorte de sacrilège. En laissant entendre que la mort du Notaire était imminente, ne déclenchait-il pas des forces occultes qui risquaient de le prendre au mot ?
Il eut honte de sa faiblesse, de sa lâcheté.
— En tout cas, reprit-il, on a conclu à un accident…
Elle ne parlait pas. Hervé s’affola. Il se mit à crier des « allô » désespérés dans l’appareil.
— Gnès ! Tu es là ? Réponds-moi, Gnès ! geignait le jeune homme.
— Pour l’amour de Dieu, ne t’excite pas ainsi, fit Agnès.
Il soupira :
— Tu en as de bonnes…
C’était l’instant décisif. Il savait que tout pouvait se terminer à ce moment-là… Elle hésitait encore.
— Que faut-il faire, Gnès ?
— Attendre, dit-elle.
— Tu viens, demain ?
— Peut-être… Bonne nuit !
Son bonne nuit était une menace. Elle raccrocha. Hervé se mit à tapoter la fourche du téléphone. Il lui fallut un moment pour comprendre que c’était inutile. Agnès l’avait déjà un peu quitté.