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Hervé comprit que le Notaire ne sortirait plus de chez lui ce jour-là !

2

Tout en écoutant son interlocutrice, Agnès louchait sur la pendule d’onyx. La présence de cette bavarde lui devenait odieuse.

« Si elle s’attarde encore une demi-heure, songea Agnès, je ne pourrai plus sortir. »

Elle haïssait sa visiteuse comme elle croyait bien n’avoir jamais haï personne jusqu’à ce jour. Mme Maubazon savait pourtant bien que son jour de réception était le mercredi ! Mais elle s’était annoncée par un coup de téléphone hâtif :

— Ma chère, il faut absolument que je vous parle, j’ai un grave conseil à vous demander…

Son époux était un des plus gros clients d’Henri Taride, le second mari d’Agnès… Comment refuser ?…

Bien entendu, le grave conseil concernait une idiote question d’ameublement.

— Vous qui avez tant de goût, ma chère amie, pensez-vous que je puisse meubler la chambre de mon fils en Charles X, alors que notre appartement est entièrement en Haute époque ? Jean-François prétend que notre mobilier est triste… naturellement, le Charles X, avec ses bois clairs…

Agnès se tordait les doigts derrière l’accoudoir de son fauteuil. Le cadran précieux de la pendulette indiquait six heures. Elle sentait monter en elle l’irrésistible envie de lancer n’importe quoi de lourd à la figure de Mme Maubazon. Elle s’affolait. Des mots dansaient dans sa tête une sarabande effrénée…

« Charles X ! Six heures dix !… »

La sonnerie du téléphone vint à point nommé interrompre le bavardage.

— Vous m’excusez ? fit Agnès en se levant.

Le poste téléphonique se trouvait dans l’antichambre. Elle alla décrocher. Il s’agissait d’une erreur. Erreur d’un correspondant, mais véritable cadeau du hasard. Lorsque Agnès revint au salon, elle avait trouvé un prétexte pour congédier la « raseuse ».

— Je suis très ennuyée, chère amie, mais mon couturier me demande de passer d’urgence chez lui pour le dernier essayage de…

Les mots lui venaient sans qu’elle eût à les penser… Tout cela était très banal, très mondain, très plausible… Elle vit que Mme Maubazon n’était pas dupe mais les apparences étaient sauves. Agnès venait de lui consacrer près de deux heures, elle avait ainsi accompli son devoir et apporté sa petite contribution aux affaires du Consortium Français de Publicité que dirigeait Henri Taride.

Elle surveilla, par la haute fenêtre qui donnait sur le boulevard Maurice-Barrès, le départ de sa visiteuse. Lorsque celle-ci fut montée dans sa voiture, Agnès saisit ses gants et son sac à main posés sur la coiffeuse de sa chambre et jeta un regard interrogateur à la glace de Venise du meuble. Elle fut satisfaite. La quarantaine était clémente pour elle et lui seyait même fort bien.

Agnès était une femme mince, plutôt grande, qui n’avait pas besoin de pratiquer un régime draconien pour conserver une taille de jeune fille et un ventre absolument plat. Ses formes étaient restées aussi drues et fermes qu’à vingt ans. C’est tout juste si quelques petits plis, au cou, trahissaient son âge.

Agnès savait qu’elle commencerait à se flétrir par-là… Elle possédait un long cou qui lui avait toujours donné une grâce étrange. Il était naturel que le danger de l’âge se manifestât à ce point essentiel de sa beauté. C’était une femme de caractère qui savait accepter ce qu’il est impossible de refuser.

Elle avait le teint bistre, le visage triangulaire éclairé par des yeux dont jamais personne n’avait pu déterminer la couleur, tant ils étaient changeants. « Des yeux caméléon », affirmait sa fille Eva. Depuis longtemps déjà ses cheveux étaient décolorés, ce qui constituait une sage précaution. Sa beauté pouvait s’étioler, Agnès savait qu’elle possédait une arme beaucoup plus efficace : le charme…

Elle s’approcha du miroir jusqu’à le toucher du bout du nez. Elle pouvait supporter un examen à bout portant.

« Je peux tenir encore dix ans, estima-t-elle… »

Dix ans, sans trop d’efforts. Mais dix ans dont elle voulait jouir pleinement…

Dans la pièce voisine, la pendulette, moins hostile maintenant, sonna la demie de six heures.

Agnès ne voyait plus son visage brouillé par sa respiration. Lorsqu’elle s’arracha à sa contemplation, une fine buée ternissait la glace, une buée pareille à celle qui voilait son regard lorsque Hervé la serrait dans ses bras.

La jeune femme rangea sa voiture sport sous l’un des ultimes becs de gaz de la rue du Square-Carpeaux. Elle ne vit pas de lumière chez Hervé et une crainte affreuse l’assaillit.

Peut-être son amant avait-il échoué dans sa « mission ». Elle l’imaginait dans les mains de la police. Il avait eu beau lui jurer qu’il ne parlerait pas, elle savait qu’il ne résisterait pas à un interrogatoire trop poussé. C’était un être assez flottant, influençable, qui vivait intensément l’instant et se soumettait aux volontés supérieures à la sienne.

Elle sortit de son sac à main la clé plate de l’appartement. Ce studio avait été loué et agencé par elle. Avec amour elle en avait choisi chaque meuble, fixé chaque rideau. Il s’agissait d’un petit rez-de-chaussée indépendant, de deux pièces et une cuisine, véritable nid d’amoureux dans cette minuscule voie provinciale de Montmartre.

Au moment où elle engageait la clé dans la serrure, Agnès s’immobilisa. Etait-ce prudent d’attendre Hervé chez lui ? Si le garçon avait échoué et que la police fît une perquisition à son domicile, quelle attitude défensive pourrait-elle bien adopter ?

Elle préféra regagner sa Simca noire aux housses rouges afin de surveiller le retour éventuel d’Hervé.

Agnès n’aimait pas cette sourde angoisse qui la poignait. Depuis toujours elle savait se dominer et cette faiblesse inavouée l’inquiétait.

C’était une phase délicate de sa vie qu’elle traversait. Il lui fallait donc une force d’âme particulière pour braver le sort. Agnès n’ignorait pas que la chance n’obéit qu’à ceux qui croient en elle. Elle voulait croire en sa chance. Son anxiété venait de ce qu’elle n’agissait pas elle-même. En laissant à Hervé le soin d’accomplir la sale besogne, elle acceptait de se soumettre aux caprices du hasard. La partie périlleuse de l’opération échappait à son contrôle ; et c’était cette sensation d’impuissance qui la rendait momentanément vulnérable. Pourtant elle ne pouvait se charger elle-même du meurtre. Ça n’était pas le « travail » d’une femme, et elle était vraiment la dernière personne au monde à pouvoir tuer sans risque le Notaire.

Elle appuya machinalement sur l’allume-cigare électrique du tableau de bord. Les éléments de l’appareil mettaient une vingtaine de secondes à rougir. Lorsque le petit déclic annonçant qu’il était prêt à fonctionner se produisit, la jeune femme sursauta. Elle prit une cigarette à bout doré dans la boîte à gants, et l’alluma. Elle fumait rarement, seulement lorsqu’elle voulait étudier ses gestes ou cacher son regard à ses interlocuteurs… La fumée se mit à décrire des figures souples et harmonieuses dans la voiture. Elle se tordait autour du plafonnier avant d’être aspirée au-dehors.

Le jeune homme avait-il flanché au dernier moment ? Si Agnès avait eu la foi, elle se serait trouvée dans cet état de grâce à rebours, propice à la prière. Mais peut-on prier pour la réussite d’un meurtre ? Agnès était superstitieuse. Elle se complaisait à découvrir des signes mystérieux dans les détails les plus insignifiants de sa vie quotidienne ; des signes qu’elle interprétait différemment suivant son humeur. Par exemple, elle avait des chaussures taboues, un rouge à lèvres bénéfique, des bijoux qui lui portaient chance… Dans les cas graves, comme celui d’aujourd’hui, elle s’appliquait à mettre tous ces ridicules atouts dans la balance…