Il repoussa le poste blanc sur la tablette du divan et s’en fut à sa fenêtre pour appuyer son front brûlant contre la vitre fraîche… Un jour poisseux agonisait derrière les carreaux…
Le réverbère venait de s’allumer, irritant des phalènes chancelantes qui commençaient leurs rondes autour de cette source lumineuse… « Voilà la nuit », songea Hervé en frissonnant.
Pourquoi ne pouvait-il plus la supporter ? Pourtant il n’était pas encore un assassin… C’était peut-être sa dernière nuit d’homme normal.
Il se mit à penser à Aurore. Le souvenir de cette fille rencontrée à La Frite l’avait harcelé toute la journée…
Mais maintenant son image avait une insistance intolérable.
« Je lui ai dit que j’avais tué un homme, pensa Hervé… Et ce n’était pas vrai… Elle pense à moi comme à un meurtrier… »
Il eut brusquement besoin de la revoir pour la détromper. Il voulait lui dire qu’il était un garçon comme les autres… Mais où la retrouver ? Il ne savait rien d’elle.
« Je vais aller au cinéma, décida Hervé… Ensuite je retournerai à La Frite ; peut-être y reviendra-t-elle aussi ? »
Ficelle vit sortir Hervé de chez lui et s’enfonça sous le porche qui l’abritait depuis plusieurs heures… Exposé dans un courant d’air sournois, l’homme au nez de rapace s’était enrhumé et il éternuait toutes les deux minutes avec une violence qui lui faisait jaillir les yeux hors des orbites…
Il attendit que le garçon eût pris du champ et lui emboîta le pas sans hésiter. Jadis, Ficelle avait fait un stage chez un détective privé, lequel, moyennant un salaire de famine, le chargeait de filer des petites bourgeoises adultères. À cette époque heureuse d’avant-guerre, ses copains l’avaient surnommé « L’œil du bidet »… Ficelle avait abandonné le métier, mais il avait gardé de cet apprentissage le goût de la filature et l’art de regarder par les trous de serrure.
Hervé marchait vite, mais Ficelle trottinait comme un rat. Son allure glissante lui permettait d’évoluer dans la foule avec un maximum d’efficacité. Il ne quittait pas des yeux la silhouette dansante du jeune homme… Lorsqu’il éternuait et que son regard se brouillait, l’espace d’une seconde, il pressait le pas pour compenser cette brève absence de visibilité. Il ne voulait pas perdre Hervé. Il n’était pas certain que la maison où le garçon venait de passer deux heures était la sienne, et dans ce doute il avait décidé de le suivre aussi longtemps qu’il le faudrait jusqu’à ce qu’il fût sûr du domicile de son « client ».
Hervé descendit jusqu’à Clichy et s’arrêta devant le Wepler. On y donnait un film autrichien, à l’eau de rose. Il hésita devant les photos qui tapissaient le hall, puis se décida à entrer, bien que cette bande ne le sollicitât pas outre mesure, simplement parce qu’il arrivait à un début de séance…
Ficelle le regarda tendre son ticket au contrôleur… Comme il n’avait pas sur soi les quatre cents francs nécessaires à l’achat d’une place, le clochard attendit un moment devant l’établissement. Il réfléchissait en triturant son long nez en forme de sabot de lutin. Cet appendice était une source de bonnes idées. Il n’avait jamais trahi Ficelle… Une fois de plus, il remplit l’un de ses principaux offices…
Ficelle sortit de sa poche l’argent qui s’y trouvait. Il le compta d’un regard expert, bien qu’il eût déjà une notion approximative de sa position financière. Deux cent dix francs !
Il entra dans un café voisin du cinéma.
— Un rosé et un jeton ! demanda-t-il au barman.
Il avala le vin pour donner du liant à ses pensées et descendit au sous-sol. Il s’y battit un instant avec d’énormes annuaires, trouva ce qu’il cherchait et composa un numéro.
C’était celui d’un café de la rue Ordener. Une voix d’homme un peu impatiente l’avertit qu’on écoutait.
— Je voudrais parler à Mâme Tontaine… Ici, c’est son ami Ficelle, vous pourriez-t-y gueuler un coup dans la cour pour l’appeler ?
Le cafetier répondit qu’il n’était pas commissionnaire mais consentit néanmoins à faire héler Tontaine. Trois longues minutes s’écoulèrent. Ficelle en profita pour achever d’ourdir son plan de bataille.
— C’est moi, Tontaine ! annonça l’intéressée.
Tontaine était une énorme matrone moustachue. Elle avait dû maigrir en dévalant son escalier, car elle soufflait comme une locomotive.
— C’est Ficelle…
— Ah ! Bon, alors ?
Le petit homme-corbeau renifla son rhume.
— Faut que tu me rendes un grand service, Tontaine…
Ficelle ne demandait jamais rien à personne. C’était lui qui, d’ordinaire, assistait ses semblables…
— À ton service, répondit Tontaine dont la respiration prenait un ton de plus en plus sifflant…
— Tu sais où joindre ton frère ? questionna Ficelle.
— Oui, il est toujours en belote au Pigeon Vert à ces heures…
— Tu pourrais pas lui dire qu’il vienne tout de suite me donner un coup de main ?
— Un coup de main ? s’étonna la grosse femme de sa voix chantante où perçait l’accent corse.
— C’est grave, je lui expliquerai… Je suis dans le café juste à côté du cinéma Wepler. Je m’excuse pour le dérangement, hein ?
— Y a pas de mal, fit Tontaine, je vais envoyer Lulu lui dire…
— Merci, répondit Ficelle, et par pure courtoisie il crut bon d’ajouter : « Ça va ? »
— Ça va, conclut Tontaine, à part que ce pauvre Albert me manque…
Ficelle refit surface et choisit un angle du comptoir pour commander un second rosé. Rosé d’attente, celui-ci, qu’il but à petites gorgées gourmandes, en surveillant l’entrée du café.
Il savait bien que Tino Mattei, le frère de Tontaine, n’avait pas le don de surgir à volonté lorsqu’on avait besoin de lui, mais il ne déplaisait pas à Ficelle d’imaginer ce miracle. Son humeur contemplative se nourrissait de sortilèges.
Il ne savait pas trop comment Tino réagirait devant cette mobilisation, mais il avait bon espoir. Le frère de Tontaine était un dur à cuire du genre peu commode, seulement le Notaire lui avait été naguère de quelque utilité pour une histoire embêtante. Tino ne refuserait sûrement pas son concours.
15
Taride avait ses bureaux avenue George-V, près de l’hôtel du même nom. Ceux-ci occupaient tout un étage et on y jouissait d’une vue unique sur les Champs-Elysées. Lorsque Eva poussa la porte de verre dépoli sur laquelle des caractères en relief annonçaient pompeusement « Consortium Français de Publicité », la plupart des employés étaient déjà partis et il ne restait plus que Mlle Marthe, la secrétaire particulière du grand patron. Elle n’avait pas vingt-cinq ans, mais c’était déjà une vieille fille, avec tous les stigmates de cette fatale condition. Elle était sèche, anguleuse, sévère. Eternellement soucieuse, elle riait toujours avec difficulté et seulement lorsque son patron faisait une plaisanterie.
En voyant entrer la belle-fille de Taride, elle eut un froncement de sourcils surpris.
— Bonjour, mademoiselle Marthe, dit Eva, Henri est là ?
La secrétaire fut choquée d’entendre appeler son patron par son prénom. Elle trouvait la chose deux fois inconvenante : parce que Eva était une gamine, et parce qu’elle était la belle-fille de Taride.