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— Oui, mademoiselle, dit Marthe en gagnant déjà la porte marquée « Private ».

— Laissez, l’arrêta Eva, je m’annoncerai moi-même…

Elle passa devant la secrétaire médusée et ouvrit la porte interdite, sans seulement se donner la peine de frapper.

Tout était hardi dans la profession d’Henri Taride. Il avait voulu que son bureau personnel causât un choc au visiteur. C’était une pièce presque futuriste, au mobilier de verre et d’acier chromé. Au mur, un seul tableau, mais signé Picasso. Lorsqu’il actionnait une tirette de son immense bureau, la partie latérale pivotait, découvrait un luxueux petit bar copieusement achalandé en boissons rares et pourvu d’un minuscule réfrigérateur.

Bien entendu, une nuée de téléphones garnissaient le bureau. Sur leurs cadrans, les voyants lumineux, verts et rouges, ne cessaient de fonctionner, en des signalisations mystérieuses qui faisaient ciller les interlocuteurs du publiciste.

Taride examinait une maquette destinée au relancement d’une vieille marque d’apéritif tombée en désuétude et rachetée par un ex-concurrent en plein développement.

Son œil excédé étudiait le projet, qu’il annotait en marge au moyen d’un crayon. Il leva les yeux et fut encore plus ahuri que sa secrétaire en voyant paraître Eva. La jeune fille n’était peut-être pas venue trois fois à son bureau depuis qu’il avait épousé sa mère.

— Par exemple, dit-il.

Il se dressa à demi, songea qu’après tout il n’avait pas à se mettre en frais de mondanités pour cette petite folle et retomba dans son large fauteuil pivotant.

— Je te dérange ? demanda Eva d’une voix qui disait que cette éventualité lui importait peu.

Elle s’assit négligemment sur le coin du bureau et se mit à farfouiller sur le meuble à la recherche de cigarettes.

Henri la contemplait avec une ironie amère. Il la trouvait très belle et de confus regrets le troublaient. Sa belle-fille portait un tailleur bleu pâle, avec un sac et des chaussures assortis.

— Tu viens réciter le compliment que ta mère a dû t’apprendre ? fit l’homme d’affaires en glissant le projet d’affiche dans une vaste enveloppe.

— Pas exactement, riposta Eva. Oh ! bien sûr, elle m’a joué sa scène de maman-à-la-page-qui-ne-veut-pas-avoir-l’air-de-se-fâcher.

Elle venait de trouver l’étui de peau de porc aux cigarettes, en prit une qu’elle alluma avec le gros briquet de bureau.

— Alors ? demanda Henri…

— Maman voulait que j’aie une explication avec toi…

— C’est ce que je pensais.

— J’ai accepté d’autant plus volontiers que je me proposais de te parler entre quat’z’yeux !

— Alors vas-y, je t’écoute…

La jeune fille montra la porte.

— Ta cigogne ne fiche pas le camp ?

— Si, répondit-il en souriant, mais de toute façon elle n’entre pas sans frapper, elle !

— Avec ses grandes oreilles, elle pourrait nous écouter…

— Rassure-toi, la pièce est insonorisée… Tu peux me débiter tes excuses sans arrière-pensée.

Eva ôta sa cigarette de ses lèvres, car la fumée lui piquait les yeux. Elle ne savait pas très bien fumer, n’aimait pas ça et si elle avait pris une cigarette, c’était simplement pour se composer une attitude dégagée.

— Mes excuses ! s’exclama-t-elle. Tu es fou, Henri… Je voulais te voir pour exiger les tiennes, au contraire !

— Quoi !

Elle eut envie de rire en voyant son air stupéfait et courroucé.

— Parfaitement, tu oublies que tu m’as giflée !

— Et je suis prêt à recommencer, le cas échéant, promit-il.

Eva écrasa la cigarette dans le bloc taillé empli de mégots.

Elle sauta du bureau et dit en gagnant la porte :

— Ça s’engage trop mal, Henri… Je pense que je ferais mieux de me tirer.

Sa tranquille assurance coupa le souffle à Taride. Il s’élança hors de son fauteuil tentaculaire et rattrapa Eva, alors qu’elle allongeait la main pour saisir la poignée.

— As-tu bientôt fini tes simagrées ! fulmina le publiciste. Bon Dieu, j’aimerais savoir ce qui t’arrive…

— Il m’arrive l’inévitable, Henri, fit-elle froidement. Il m’arrive une vie privée et ça ne m’amuse pas plus que toi ! Tu comprends, j’ai assez de mal à m’installer dans ma peau d’adulte, et ce ne sont pas tes momifies qui peuvent m’aider…

Elle avait des larmes dans les yeux. Taride ne l’avait jamais vue pleurer. Comme la plupart des hommes en pareilles circonstances, il fut désarmé.

— Allons, allons, mon lapin, raconte-moi…

Elle secoua la tête.

— Je n’ai rien à te raconter et je trouve absolument crétin que tu te croies obligé de m’appeler « ton lapin »…

Taride prit un ton léger pour masquer sa gêne.

— O.K., Eva, je te fais mes excuses pour la gifle…

Il fut récompensé par le sourire qu’il vit naître sur les lèvres de sa belle-fille.

— Merci, dit-elle, ça me tracassait, question de dignité, tu comprends. Ceci dit, j’avoue que je l’avais méritée.

— Eh bien ! je pense que tout malentendu est maintenant dissipé, décréta Taride, ravi… Tu m’attends une seconde, je donne quelques instructions à Marthe et nous rentrons…

— Tu n’as donc rien de particulier, ce soir ?

— Non, calme plat : pantoufles, télé, scotch et discussion familiale sur les derniers potins de Cinémonde, plaisanta Henri.

— J’ai une meilleure idée, fit Eva. Tu permets que je passe un coup de fil à la maison ?

— Je t’en prie, dit-il, vaguement intrigué.

Elle ne sut quel appareil téléphonique choisir.

— Je m’y perds dans ta panoplie de bluffeur, grogna Eva. Tu peux m’aider ?

Il composa lui-même le numéro de son appartement et tendit le combiné à sa belle-fille. Ce fut Agnès qui répondit.

— Bonsoir, ma poule, dit Eva, je t’appelle depuis le bureau d’Henri…

— Bravo ! s’écria Agnès.

— On vient d’enterrer la hache de guerre, poursuivit la jeune fille, et j’avais dans l’idée de me faire payer à dîner par Henri ; ça t’ennuierait de rester seule ce soir ? Tu comprends, on a encore un tas de choses délicates à se dire… Et autour d’un poulet basquaise, ces trucs-là ont l’air moins idiots…

Ce caprice arrangeait Agnès. Elle sauta sur l’occasion.

— C’est une très bonne idée, ma choute !

— Je savais que tu serais d’accord ; tu veux parler à Henri ? Tiens, je te le passe.

Taride n’était pas encore revenu de sa surprise. Il trouvait Eva de plus en plus inattendue. Elle lui passa l’écouteur en clignant de l’œil.

— Avoue que je t’ai eu !

— Votre fille est déchaînée, annonça-t-il à Agnès… Vous avez entendu ?

Agnès lui dit de profiter de cette sortie imprévue pour chapitrer Eva sans avoir l’air. Cette recommandation amusa beaucoup Eva qui s’était emparée du second écouteur.

— Où m’emmènes-tu ? demanda-t-elle après qu’il eut pris congé de sa femme.

— Où tu voudras !

— J’aimerais un petit restaurant sans histoire… Ensuite, je te ferai connaître une boîte marrante à Saint-Germain. Ça s’appelle La Frite. Dans le genre crassouillard, on ne fait pas mieux, tu verras !

La perspective de cette tournée des grands ducs amusait Taride et lui déplaisait. Jusqu’à la veille, il s’était forgé tant bien que mal une mentalité de « père de famille d’occasion », selon sa propre expression, pour la commodité de ses relations avec Eva ; mais il sentait que maintenant il serait plus malaisé de jouer les papas-gâteaux… D’ailleurs, ce rôle lui répugnait.