Ils quittèrent le bureau derrière Mlle Marthe et allèrent, sur les instances d’Eva, prendre l’apéritif au Fouquet’s.
Taride était à la fois flatté et gêné de s’y trouver en compagnie de cette toute jeune fille.
— Ça t’embête, hein ? dit Eva. Tu es connu et on va penser que je suis une de tes conquêtes !
— Rien n’est meilleur pour le standing, assura Taride.
Elle s’assit à ses côtés et lui prit le bras. Il voulut se dégager, sans attirer l’attention, mais elle tint bon.
— Voyons, Eva, protesta doucement Henri, ce genre de plaisanterie est amusante vis-à-vis des gens qui, ne te connaissent pas, te prennent pour ma petite amie ; mais songe aux autres ! Ils vont crier au scandale.
— Tu n’es qu’un ignoble bourgeois, Henri, lui chuchota-t-elle à l’oreille.
Et afin de porter le comble à la gêne de Taride, elle blottit sa joue contre son épaule, d’un petit air frôleur et extasié, en surveillant entre ses longs cils baissés les clients surpris qui les regardaient.
16
Il avait fallu à Tino Mattei tout son sens profond de la famille pour répondre à l’appel de sa sœur. Lorsqu’il était en pleine belote, à cent francs le point, avec ses potes, il n’aimait guère les interruptions. Que Tontaine lui demandât de rejoindre cette cloche de Ficelle, voilà qui n’était pas fait pour apaiser sa mauvaise humeur. Plus que tout, Tino avait le respect des valeurs et, sa modestie mise à part, il se situait très haut par rapport à Ficelle sur l’échelle sociale.
Aussi, en franchissant la porte du café où l’attendait le petit homme, son visage était-il hermétique et son œil luisant de Méditerranéen possédait-il une fixité inquiétante…
Il découvrit Ficelle au comptoir et marcha à lui d’une allure souveraine qui, plus que son air buté, disait sa réprobation.
Le clochard eut un sourire éperdu en voyant s’approcher le caïd. Comme tous les faibles, Ficelle admirait la force. Or, Tino représentait la force. Il était costaud dans sa quarantaine et ses cheveux noirs et plats de Corse, plantés bas sur le front, lui donnaient confusément l’aspect d’un taureau. Son élégance un peu ostentatoire soulignait la largeur de ses épaules et on devinait ses biceps à travers le tissu de gabardine bleu pétrole.
— C’est rudement gentil d’être venu, dit Ficelle.
Tino se mit face au bar, sans regarder son interlocuteur, comme un cheval de retour à l’écurie. D’un mouvement élégant, il frappa le comptoir avec sa chevalière massive.
— Un Ricard sans eau ! commanda-t-il.
Il attendit l’exposé de Ficelle, sans faire quoi que ce soit pour le faciliter. Toute sa personne privée de belote et meurtrie dans sa dignité secrète révélait une patience mal contenue, une nonchalance blasée qui serraient le gosier de Ficelle.
— Il se passe des choses, attaqua pourtant ce dernier.
Comme Tino restait muet, il poursuivit.
— Mon ami le Notaire, que tu connais, parbleu ! a été estourbi cette nuit, juste après que je suis allé lui demander un avis pour Albert, ton beauf !
Rappeler discrètement les mérites du Notaire était de bonne politique. Ficelle sentit un amollissement dans le maintien rageur de Tino.
— Comme je partais de chez lui, j’ai aperçu un mecton dans son impasse. Un gars blond qui semblait attendre… Et puis, c’t’aprême, qu’est-ce que je trouve, chez Rigodier, le bistrot de la rue La Fontaine ? Mon gars blond qui tirait les vers du nez au taulier pour savoir si le Notaire était canné ou pas… À mon avis, c’est lui qui s’est fait le Notaire… C’est étonnant, parce que c’est un mecton qu’est pas de not’monde. Le genre fils à papa si tu vois ce que je veux dire…
Il se tut, louchant sur son verre vide qu’il n’avait plus les moyens de faire remplir. Cette fois, Tino semblait accroché. Le court récit de Ficelle avait traversé sa carapace de maussaderie.
— Et alors ? fit-il…
— Alors, poursuivit Ficelle, j’ai filé le train au gars… Il est allé rue du Square-Carpeaux dans une maison qui fait presque le coin… Il y est resté deux plombes. Ensuite il s’est fait la malle et le voilà qu’assiste, tandis que je te cause, à la séance du Wepler…
— Tu m’as appelé pourquoi ? demanda Tino, circonspect, car le caïd aimait bien savoir où il allait.
On arrivait au point crucial du plan-Ficelle. Le loqueteux passa un doigt fortement onglé entre le col de la chemise et sa peau fripée. Des verrues écailleuses proliféraient sur son cou de dindon.
— Je m’ai dit que tu pouvais prendre les choses en main, dit-il d’un ton hasardeux. Mettons que tu chopes le gars entre quat’z’yeux pour savoir la vérité… Hein ? Avec toi, il ne peut pas moins faire que de s’allonger… Alors, quand on est bien certain que c’est lui, Coco la Jolie et moi, on se le paye ! Voilà…
Tino avait bu son verre pendant cette dernière partie de l’exposé. Il le désigna au barman.
— Un autre ? fit le garçon.
— Oui.
— Et pour moi aussi, dit Ficelle.
Mattei réfléchit. Cette histoire lui semblait bizarre et en tout cas intéressante. Le Corse possédait un sixième sens qui l’avertissait chaque fois qu’il se trouvait devant un filon. Ce qui l’avait le plus frappé dans la narration de Ficelle, c’était l’expression « fils à papa » par laquelle il avait désigné le meurtrier supposé. Il songeait que, si Ficelle ne se trompait pas, il s’agissait peut-être de quelque fils de famille aux instincts dépravés qui avait voulu goûter au meurtre et s’était fait la main sur un pouilleux, afin de limiter les risques.
Bien défrichée, cette piste pouvait conduire tout droit à une mine aurifère.
— Y a longtemps qu’il est au kino, ton zèbre ?
— Ça va faire deux plombes, affirma Ficelle après un coup d’œil à une pendule-réclame.
— Alors il va bientôt sortir, je veux que tu me le montres…
Ficelle se dit que Tino acceptait son plan et il fut débordé par la reconnaissance.
— Je te remercie, dit-il, l’œil fondant. T’es vraiment un ami…
Tino lança un billet de mille froissé sur le zinc.
— J’ai mes godets, protesta mollement Ficelle.
Mais Tino sembla ne pas avoir entendu et régla l’orgie de Ficelle en même temps que ses deux consommations.
Ils sortirent et s’embusquèrent dans le hall du cinéma, derrière un panneau indiquant les horaires des séances. La nuit était floue, cotonneuse, à cause d’un brouillard ténu qui frissonnait autour des lumières. Une foule stagnante, la foule des séances de nuit, tourniquait sur la place Clichy.
Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Au bout de dix minutes, les spectateurs commencèrent à sortir pour laisser la place à ceux qui piétinaient, sages et muets, devant les guichets.
— Le v’là ! souffla Ficelle.
En effet, Hervé venait de sortir dans la première vague. Il clignait des yeux aux lumières retrouvées. Il fit quelques pas sur le trottoir et entra chez Chariot.
— Le v’là qui va bouffer des huîtres, maintenant, dit Ficelle. Tu te rends compte s’il a des moyens, ce mec ?
Mattei étudiait le jeune homme d’un regard aussi implacable que l’objectif d’un appareil photographique. Rien ne lui échappait. Il s’aperçut que Ficelle n’avait pas exagéré. Par ses manières plus que par sa mise, on se rendait compte qu’Hervé était en effet un « fils à papa ».