Выбрать главу

Lorsqu’il eut disparu à l’intérieur du restaurant spécialisé dans les « fruits de mer », Tino se tourna vers Ficelle.

— T’as l’impression qu’il crèche rue du Square-Carpeaux ?

— Il me semble… Je vais te dire, quand il est sorti, il n’avait pas le même vêtement qu’en entrant…

— En effet, admit Tino. Pourtant, c’est pas un quartier rupin…

— Quel numéro ?

— Au 1.

— Et il l’a estourbi comment, le Notaire ? Avec un feu ?

— Non, avec un morceau de tuyau qui traînait dans l’impasse…

— Où est-il, ce bout de tuyau ?

— Coco la Jolie l’a remisé… Elle voulait pas que les perdreaux le ramassent vu qu’ils croient, ces cons, que le Notaire est tombé de sa fenêtre…

Tino alluma une cigarette et souffla un long nuage bleu dans les yeux clignotants de Ficelle.

— Ecoute, fit-il… On ne doit rien faire pour l’instant, avant d’agir, il faut savoir où on met ses pieds… Je vais me rencarder rue du Square-Carpeaux sur le jeune milord. Toi, continue de lui filer le train… T’as de l’oseille pour s’il prendrait un taxi ?

— Non, soupira Ficelle.

Mattei lui tendit un billet de mille, aussi froissé que celui qu’il avait jeté sur le comptoir.

— Penses-tu ! bégaya Ficelle en secouant la tête.

Mais comme Tino gardait la main tendue, il prit le billet de banque et l’enfouit dans une de ses poches qu’il savait dépourvue de trou.

— Merci, Tino, je ne sais comment te dire…

Mais Mattei s’éloignait déjà sur le trottoir ruisselant de lumières multicolores.

Le Corse rangea sa tire rue Marcadet et se rendit à pied rue du Square-Carpeaux.

Il arriva devant la maison d’Hervé, l’apprécia d’un coup d’œil et chercha une concierge. Il n’en trouva une que deux immeubles plus loin. C’était une petite vieille, noire et malpropre, avec un fichu, un chignon et une surdité très avancée.

Tino commença par glisser cinq cents francs dans sa main préhensile et en clignant de l’œil l’attaqua.

— Vous connaissez le petit blond qui habite au 1 ?

Elle hocha la tête.

— De vue, oui…

— Comment s’appelle-t-il ?

Elle haussa les épaules.

— Je ne sais pas… Il n’y a pas très longtemps qu’il habite ici. C’est un étudiant, je crois… En tout cas, il ne s’embête pas. Il a une amie… Une femme de la haute qui vient le voir presque tous les jours. Sûr que c’est elle qui casque. Elle a au moins vingt ans de plus que lui…

Tino comprit qu’elle lui avait dit l’essentiel, et que tout ce qu’elle pourrait ajouter désormais ne serait que du rabâchage.

Il quitta la vieille femme, plus pensif encore qu’à son arrivée dans la loge-terrier.

Comme il s’attardait devant la maison d’Hervé, cherchant à y lire des présages, une Simca sport freina devant lui. Tino recula dans l’ombre, d’instinct. Tous les hommes de sa condition ont tendance à s’abstraire lorsqu’une auto s’arrête à leur hauteur.

Une femme élégante descendit de la voiture, traversa le trottoir et sonna à la porte du 1. Comme on ne répondait pas, elle recula d’un pas pour regarder les fenêtres. Constatant qu’aucune lumière ne brillait, elle sortit une clé de son sac et pénétra dans le studio.

« Tiens, tiens, songea le Corse, on dirait que je tombe à pic. » Il s’avança pour lire le numéro de la voiture et l’inscrivit sur un morceau de papier. Après quoi, il regagna son coin d’ombre pour attendre. La femme réapparut au bout d’un instant. Elle s’encadra dans la lumière du seuil. Tino vit qu’elle glissait un stylo dans son sac à main. Ensuite elle éteignit, referma la porte et monta dans la Simca sport. Lorsque les feux rouges de sa voiture eurent disparu, Tino se dirigea vers la sienne.

À petite allure, il regagna le Pigeon Vert. Le patron du bistrot l’avait remplacé à la table de belote et au moment où Mattei survint, il exhibait triomphalement un carré d’as.

Le Corse se mit à califourchon sur une chaise pour suivre les péripéties de la partie. Lorsque celle-ci s’acheva, il fît un léger signe au patron, et tous deux passèrent dans l’arrière-salle.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le tenancier.

Tino lui fourra dans la main le morceau de papier sur lequel il avait noté le numéro minéralogique de la Simca.

— Il me faut le nom du mec à qui appartient cette brouette, annonça-t-il…

Le cabaretier approuva d’un bref mouvement de tête.

— Ça urge, dit Tino.

— T’auras ça à l’apéro de demain, promit l’autre…

17

— Je ne voudrais pas te décevoir, fit Taride en fronçant délicatement le nez, mais je trouve cet endroit plutôt infect.

Ils étaient à La Frite, Eva et lui. C’était la première fois que l’homme d’affaires pénétrait dans un établissement de ce genre. Il allait plus volontiers au Drap d’Or que dans les boîtes de Saint-Germain-des-Prés.

L’odeur nauséeuse de la friture recuite le chavirait. La hotte de ventilation qui surplombait le bac à frites ne suffisait pas à évacuer les effluves affreux. À ce remugle suffocant s’ajoutait l’odeur surette du gros rouge répandu.

— Comment diantre as-tu connu une boîte pareille ?

— Des amis m’y ont amenée, fit Eva, vexée, en regardant autour d’elle pour voir si le jeune assassin rencontré la veille s’y trouvait.

Mais il n’était pas parmi cette faune disparate qui s’essayait déjà à reprendre les refrains bachiques du patron.

— Tu as de drôles d’amis, décidément, soupira Taride, écœuré.

Il commanda deux bières au garçon nostalgique et promena un regard réprobateur sur l’assistance.

— Il faut vraiment avoir besoin de s’étourdir pour venir dans ce piège à rats…

— Tu ne peux pas comprendre, fit la jeune fille.

— Toujours mon côté ignoble bourgeois ? demanda Taride.

— Oui, toujours.

Elle était un peu déçue de ne pas rencontrer le jeune homme blond qu’elle avait assisté.

— Peux-tu m’expliquer le plaisir que tu éprouves à respirer cette immonde friture ? La cuisinière oublierait de fermer la porte de l’office, chez nous, tu serais la première à rouspéter. Seulement, ici, tu paies pour te faire soulever le cœur.

— Justement, dit-elle, c’est ça, l’intérêt de cet endroit. Ce qui me plaît ici, ce n’est ni cet affreux barbu ni sa bassine d’huile bouillante, mais les gens qui viennent consommer de mauvaises boissons dans cette atmosphère pestilentielle. Ces gens-là ne sont pas normaux, tu l’as dit toi-même. Donc, s’ils ne sont pas normaux, ils sont intéressants !

— Voilà qui est bien systématique comme conclusion, objecta Taride. Quel intérêt trouves-tu donc à l’anormal ?

— Mon Dieu, l’intérêt d’échapper à la grisaille quotidienne. Je fais partie de ceux qui en ont assez de se réveiller chaque matin en sachant que le pont de Grenelle se trouve toujours entre le pont de Passy et le pont Mirabeau. On se lève avec des ornières tracées devant soi, et qu’il faut suivre… C’est déprimant, Henri… Alors on vient dans ce climat absurde. Et on boit un mauvais coup pour se dire que la vie est plus idiote encore que ce cabaret et qu’on la vit avec réprobation…