Le quinquagénaire secoua la tête. Il aimait sa situation, l’argent, les honneurs, les jouissances humaines. Ce désenchantement exacerbé lui faisait mal ; il ne le comprenait pas.
— En somme, tu es neurasthénique ? murmura-t-il en contemplant le petit visage triangulaire d’Eva.
— Ce serait trop simple, assura gravement l’adolescente. J’ai le sale don de voir les choses sous leur vrai jour, c’est tout. Et nous sommes une fameuse bande de jeunes dans le même cas.
— Ainsi, dit Taride, tu estimes que tout est déprimant ?
— Tout, admit la jeune fille avec une gravité presque comique.
— Parce que tu n’as pas d’activité précise, mon petit bonhomme, assura l’homme d’affaires.
— Qu’appelles-tu une activité précise ? Une routine dans le travail et dans la vie familiale ?
— Oui, répondit le mari d’Agnès après une légère hésitation. La routine, ma petite Eva, il n’y a rien de tel. C’est l’équilibre de l’homme. Refaire ce qu’on a fait la veille en essayant de le faire mieux, c’est ça, le secret… En tout cas, crois-moi, ce n’est pas dans ce boui-boui puant que tu trouveras jamais le sens de l’existence…
« Où vas-tu ? », ajouta-t-il en voyant qu’elle se levait.
— Dire bonjour à un copain, fit Eva.
Elle venait de voir entrer Hervé et avait ressenti une curieuse sensation de joie et de colère.
Le garçon l’avait aperçue aussi. En constatant qu’elle se trouvait en compagnie de Taride, il s’était arrêté près de la porte, à une table libre.
Eva vint se planter devant lui.
Il garda la tête baissée, bien qu’il sût que c’était elle. Il reconnaissait son aura.
— Bonsoir !
Il releva le menton.
— Tiens, bonsoir, fit Hervé…
— Je croyais qu’on ne devait plus se revoir, fit Eva en s’asseyant auprès de lui.
— C’est vous qui l’aviez dit !
Ils étaient heureux de se retrouver, et pourtant ils avaient besoin de se déchirer… Ils s’en voulaient réciproquement de cette joie intense qu’ils s’apportaient.
Hervé chercha comment dire à Aurore qu’il n’était pas un assassin. Brusquement, la chose lui paraissait difficile à énoncer.
— Toujours en liberté ? sourit Eva.
— Oui, toujours…
Comme un silence tentait de les séparer, il ajouta :
— Ça vous ennuie ?
— Au contraire… Vous avez ciré vos chaussures ?
— J’ai fait mieux : j’en ai changé.
Elle souriait mélancoliquement.
— Vous n’êtes pas seule, remarqua Hervé.
— En effet, dit Eva.
— C’est votre père, ce monsieur ?
— C’est mon amant !
Il prit la riposte en pleine figure, se sentit blêmir et éprouva quelque chose d’intense qui devait être du chagrin.
— Vous les prenez mûrs, balbutia-t-il.
— Je les prends riches, rectifia Eva en le fixant méchamment.
Elle se leva. Tout à coup, ils constataient avec amertume qu’ils ne pouvaient plus rien se dire.
— Eh bien, au revoir, dit-elle, puisque les adieux ne nous réussissent pas !
Elle rejoignit Taride de sa démarche légère.
— Je croyais que tu m’avais laissé choir, fit ce dernier, mécontent. Qui est ce jeune désœuvré ?
— Je te l’ai dit, un camarade…
— Et que fait-il dans la vie ?
— Il tue les gens, riposta Eva…
Elle rectifia, devant la mine de son beau-père.
— Rassure-toi, c’est une boutade…
Elle s’aperçut que, depuis sa table, le garçon blond les regardait.
— Ecoute, Henri, dit-elle, je voudrais te demander un service.
— Quel service ?
— Je vais t’embrasser. Laisse-moi faire.
— M’embrasser ? demanda Henri.
— Oui, tu vas voir.
Elle se pencha par-dessus la table étroite eu mit ses lèvres sur celles de son beau-père. Taride eut un mouvement de recul. Eva lui saisit la nuque et accentua le contact. Elle lui donna un vrai baiser, maladroit, mais fougueux…
Lorsqu’elle se rassit, la place d’Hervé était vide. Le jeune homme avait quitté La Frite avant d’avoir commandé une consommation.
Eva détourna les yeux. Dans l’ambiance survoltée du bar, ce baiser était presque passé inaperçu des autres consommateurs, excepté d’un grand Anglais habillé de noir qui la regardait avec envie.
Taride resta un moment indécis, puis il se leva. Une pesanteur inconnue accablait tout son être. Il tendit de l’argent au serveur.
— Viens ! ordonna-t-il entre ses dents.
Sans souci des convenances, il marcha vers la sortie, Eva sur ses talons. Il regagna sa voiture sans prendre garde à elle, comme s’il était seul. Ce n’est qu’une fois assis à son volant qu’il se pencha pour ouvrir la porte opposée à sa belle-fille.
— Tu crois que je peux monter ? demanda Eva.
Comme il ne répondait pas, elle prit place au côté d’Henri Taride et referma la portière d’un geste nerveux. Elle se tourna alors vers son beau-père.
— Je t’ai choqué ? demanda-t-elle.
Il avait des yeux de loup. Elle détourna la tête, peureusement.
— Le garçon de tout à l’heure m’embête, je… J’ai voulu lui faire croire que tu étais mon amant… On dirait que tu m’en veux, Henri ? Ce n’était pourtant pas bien méchant…
Taride embraya sans répondre.
Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à la maison.
18
Jeanne Huvet entra dans la salle où reposait le Notaire au moment où un infirmier achevait de le raser.
Elle s’arrêta devant le lit du blessé, stupéfaite par la transformation qui venait de s’opérer dans la physionomie de celui-ci.
Rasé, lavé, dans sa rude chemise blanche de l’hôpital, le Notaire paraissait vingt ans de moins et ne ressemblait plus le moins du monde à un clochard. Il avait l’air d’un quadragénaire délabré par l’alcool.
L’homme avait les yeux grands ouverts et suivait les expressions de la jeune infirmière avec une attention douloureuse.
— Quel âge avez-vous donc ? s’enquit Jeanne en s’approchant.
— Quarante-deux ans, balbutia-t-il dans un souffle.
Elle hocha la tête, mi-incrédule, mi-extasiée.
Lorsqu’on vous a amené ici, je vous en donnais soixante… Le regard flottant du Notaire vacilla et il fixa obstinément le plafond comme s’il cherchait à y lire des signes mystérieux. Mais sa température avait baissé et il ne subissait plus les fantasmagories de son état second. Il était lucide, amer… Il y avait un grand vide en lui que seul l’alcool aurait pu combler…
— J’ai soif, geignit le blessé.
Elle versa de l’eau minérale dans un verre de porcelaine et l’approcha de la bouche écailleuse du Notaire. Il goûta le fade breuvage et fronça le nez.
— Je voudrais du vin !
— Vous plaisantez, dit Jeanne. Dans votre état !
— Une larme seulement, implora le Notaire, j’en ai besoin… Je suis intoxiqué, vous avez dû vous en apercevoir… Demandez au médecin, il comprendra…
Elle secoua la tête.
— Si vous êtes intoxiqué, vous vous désintoxiquerez, voilà tout !
Jeanne avait pris sa voix grondeuse d’infirmière. Il soupira.
— Vous n’êtes pas un vrai clochard, fit-elle, presque accusatrice.