— Probable !
Le Notaire s’abîma une fois de plus dans la contemplation du plafond.
— Je me demande bien pourquoi ce garçon a voulu me tuer, finit-il pas murmurer… Qu’est-ce que je lui ai fait ?
— T’occupe pas, dit Coco, on le saura, Tino Mattei s’occupe de lui.
— Tino Mattei ?
— Le frelot à Tontaine. Ficelle l’a branché sur le coup. Tino va se démerder pour avoir des dommages et intérêts, en douce, naturellement. Il a dit comme ça qu’il fallait le laisser manœuvrer et qu’on pourrait tous se goinfrer… Qu’est-ce t’en penses ?
Cette question paraissait purement subsidiaire à l’homme de Coco.
— Faut voir, fit-il prudemment.
La sonnerie annonçant la fin des visites retentit.
— Je reviendrai demain, annonça la mégère en se levant.
Elle se pencha sur le lit, voulant déposer un baiser sur les lèvres du Notaire. Celui-ci détourna vivement la tête, trop vivement, car sa brusquerie lui arracha une plainte.
— Eh ben, quoi ! fit Coco la Jolie. Tu veux pas embrasser ta petite femme ?
— Fous le camp, soupira le Notaire… Tu pues !
Lorsqu’elle fut partie, en maugréant, le Notaire reprit sa contemplation du vide. Il ne vit pas s’approcher Jeanne Huvet. La jeune infirmière jeta un regard à la table de chevet de son « protégé » puis, n’y découvrant rien d’insolite, promena ses mains sous le matelas, en remontant en direction de l’oreiller.
— Que cherchez-vous ? demanda le Notaire, arraché à sa sombre extase.
— Ça ! fit Jeanne en ramenant la bouteille de vin.
« C’est honteux », soupira-t-elle.
Le blessé ressentit de la gêne.
— Comment saviez-vous que…
— Lorsque cette femme est arrivée, elle tenait cette bouteille sous le bras et elle ne l’avait plus en s’en allant…
Mécontente, elle ajouta :
— Elle a bien la tête à faire ce genre de cadeau ; qui est-ce ?
— Ma logeuse…
Il avait honte de Coco la Jolie.
— Lorsqu’elle reviendra, fit-il, dites-lui ce que vous voudrez, mais ne la laissez plus arriver jusqu’à moi…
Jeanne rencontra le regard de son malade.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Dans cet hôpital, elle ressemble à une araignée !
L’infirmière hocha la tête et le Notaire ne sut pas si ce geste signifiait que Jeanne partageait son avis ou bien si elle lui promettait dorénavant de barrer le chemin à l’ignoble visiteuse.
— J’aimerais que vous me rendiez un autre service, dit le Notaire.
— Si c’est possible.
— Pourriez-vous écrire un mot de ma part à un certain M. Hervé Vosges, 1, rue du Square-Carpeaux… Vous lui direz que je tiens à lui parler le plus tôt possible…
Jeanne prit note.
— Ça ne vous ennuie pas ? demanda-t-il.
— Du tout !
Elle s’éloigna un instant et revint avec un tire-bouchon. Elle déboucha maladroitement la bouteille de vin et la posa sur la table de chevet, à la portée de main du malade.
— Monsieur Valmy, murmura-t-elle…
Il tressaillit. Depuis longtemps on ne l’appelait plus par son nom !
— Monsieur Valmy, j’aimerais savoir si vous êtes digne de l’intérêt que je vous porte, déclara-t-elle, avec la hardiesse des timides. Si cette bouteille est entamée demain matin, je saurai que dans mon travail il ne faut pas avoir « ses têtes ».
Elle lui sourit, comme pour se faire pardonner ce supplice de Tantale qu’elle lui infligeait. Le Notaire essaya de regarder la bouteille ouverte. Il n’eut pas la force de tourner la tête tout à fait, renonça, et ferma les yeux sur son passé qui avait bigrement tendance à refaire surface.
Il pensait à son assassin. Il avait très envie de le connaître.
19
Le studio d’Hervé étant indépendant, il y avait à sa porte une boîte aux lettres munie d’un volet de cuivre qui produisait un petit bruit particulier en se rabattant.
Ce fut ce léger bruit qui éveilla le jeune homme. Il n’avait presque pas dormi, ayant passé la nuit à La Frite dans l’espoir d’y apercevoir Aurore. Mais elle n’avait plus reparu dans l’établissement de la rue Bonaparte depuis le soir où elle était en compagnie de son amant.
En rentrant, ce fameux soir, il avait trouvé chez lui un mot d’Agnès, très sec :
Il vaut mieux que nous cessions de nous rencontrer pendant quelque temps. J’ai besoin d’y voir clair !
Qu’entendait-elle par « besoin d’y voir clair ? » Voir clair en elle ? Dans son cœur ? Ou bien voir clair dans la situation confuse créée par la « survie » du Notaire ?
Hervé avait ressenti une navrance de toute sa chair. Il aurait eu grand besoin de s’abîmer dans la furia de l’amour… Mais par-delà cette déception chamelle, il sentait qu’une trêve dans ses relations avec Agnès ne pouvait que lui être profitable… La seule chose qui l’inquiétait, c’était la question pécuniaire. Si la belle Mme Taride ne subvenait plus à sa matérielle, il lui faudrait se débrouiller seul. Il résolut ce problème, pour l’immédiat, en écrivant une lettre à sa mère. Celle-ci n’était pas très riche, mais jouissait d’une confortable aisance. Or, cela faisait longtemps que son fils unique ne l’avait pas « tapée ».
Il posta sa lettre, très confiant. Il avait de quoi attendre le mandat que sa mère allait de toute évidence lui adresser.
Son acte l’avait modifié. Depuis la fameuse nuit, il avait acquis une précoce maturité. Hervé n’éprouvait plus cette fringale d’existence qui, naguère, le rendait si ardent et si brouillon… Son seul tourment secret, c’était Aurore. Là aussi il butait sur un sentiment très complexe ; car ce qu’il éprouvait pour cette demi-inconnue, ce n’était ni de l’amour, ni même du désir, mais plutôt une attirance de l’esprit si impérieuse qu’il se précipitait dans le charivari de La Frite dès l’ouverture de la boîte, espérant la retrouver seule, l’approcher, lui parler… Qu’elle eût un amant d’âge mûr le peinait, sans pourtant éveiller de jalousie en lui.
Lorsqu’il rentrait chez lui, un peu ivre de bière et de fatigue, il avait à peine la force de se dévêtir. Il se jetait sur son divan, comme dans un fleuve tumultueux, espérant de tout son être qu’à son réveil le monde aurait changé et qu’il pourrait trouver enfin la voie qui lui manquait.
Hervé se frotta les yeux. Des barres de soleil zébraient le mur. La petite rue était silencieuse. Le garçon se souvint que c’était dimanche. Aussitôt il fit un rapprochement entre ce jour et le bruit de la boîte aux lettres. Il n’y avait pas de distribution de courrier le dimanche, donc c’était un particulier qui venait de jeter quelque chose dans la boîte.
Il se leva, assez mal en point. Ses matins devenaient de plus en plus pénibles. À ses levers, il éprouvait « une certaine difficulté d’être » qui ne se dissipait qu’après l’absorption d’un grand bol de café noir…
Hervé se traîna jusqu’à la porte d’entrée. La boîte était en réalité une sorte de petit plateau à rebords placé sous la fente de la porte. Une lettre s’y trouvait. « Une lettre de femme », songea le jeune homme en examinant l’enveloppe vert pâle de format oblong.
Son nom était tracé dessus en caractères souples et élégants. L’écriture ratifia ses déductions ; de toute évidence, il s’agissait d’une écriture féminine.