Hervé revint à son divan. Cette lettre constituait un mystère qu’il mettait un cruel plaisir à prolonger.
Il la soupesa : elle était légère…
Enfin, il l’ouvrit. Quelques lignes ascendantes barraient la page. Le jeune homme lut :
Monsieur Lucien Valmy, Hôpital Beaujon, salle B, vous serait reconnaissant de lui rendre visite le plus tôt possible.
Deux lettres, qu’Hervé estima être un J et un H, bizarrement entrelacées, servaient de signature.
Le garçon relut le message à plusieurs reprises. Jamais une catastrophe ne s’était présentée sous un aspect plus anodin et plus élégant. Il eut un instant d’incrédulité. Puis il comprit que cela était sérieux : plus que sérieux, même, très grave. Sa victime connaissait son nom. Par quel prodige ? Il n’arrivait pas à comprendre… Mais le fait était là, terrible, définitif…
— Je suis foutu, dit à haute voix Hervé.
Il répéta, pesant bien ses mots, les acceptant avec une application d’écolier qui apprend sa leçon :
— Je suis foutu !
C’est à cet instant qu’il éprouva durement l’absence d’Agnès.
Depuis plusieurs jours il était sans nouvelles de sa maîtresse et n’avait rien fait pour essayer de la revoir. Soudain, il eut besoin de se réfugier sous son aile…
Agnès ! Il n’y avait qu’Agnès l’inspiratrice du crime, qui pouvait en circonscrire les conséquences… Hervé bondit au téléphone. Il avait beau s’efforcer de rester calme, la peur s’emparait de lui, le faisait trembler. À la volée il composa le numéro des Taride, se trompa, le refit, se trompa encore et raccrocha…
Il n’était pas fait pour vivre des émotions démesurées. Hervé courut à sa salle de bains, se plongea la tête dans le lavabo et regarda dans la glace ruisseler l’eau de ses cheveux…
Il aurait dû rester chez lui, à Chambéry… À ces heures il prendrait l’apéritif sous les arcades de sa ville natale, en compagnie de filles de son âge… Tout serait simple et calme… La vie coulerait, paisible comme ces promeneurs du dimanche qui vont de la fontaine aux éléphants au château des ducs de Savoie.
Le miroir du lavabo réfléchissait une grande gueule d’enfant affolé. Hervé vit qu’il pleurait. Il pleurait de peur et ne s’en était pas aperçu…
Il s’essuya le visage, garda la serviette-éponge autour de son cou et revint au téléphone. Cette fois, il réussit à composer le numéro d’Agnès. C’était de la dernière imprudence. Taride était sûrement chez lui ce dimanche matin.
Ce fut en effet une voix d’homme qui répondit. Hervé retint son souffle. La voix de Taride lança quelques « allô ! » qui allaient en s’exaspérant, puis l’homme d’affaires raccrocha. Hervé reposa l’écouteur. Il était cerné par le destin… Comment joindre Agnès ? S’il allait se poster devant son domicile, elle ne se manifesterait pas. Même au plus fort de leur liaison, elle le laissait attendre des heures entières sans se montrer, sans avoir pitié de sa détresse qu’il traînait comme un poids mort sous les arbres du boulevard Maurice-Barrès.
Et pourtant il fallait qu’il trouve un moyen. Voyons, c’était stupide de songer qu’elle et lui se trouvaient à Paris et que… Le téléphone retentit. Hervé sursauta. Il se plut à imaginer que le sort tournait en sa faveur… Peut-être était-ce Agnès qui l’appelait ?
Elle avait compris, tout à l’heure, que ce faux appel reçu par son mari émanait d’Hervé. Elle appelait le jeune homme, peut-être simplement parce qu’elle redoutait son impatience. Mais oui, bien sûr ! Agnès craignait le scandale. Il reprit confiance, et décrocha. Ce n’était pas Agnès, mais une voix d’homme, chantante et dure.
— Monsieur Vosges ?
— Oui, balbutia Hervé.
— Je suis un ami de Mme Taride… Je dois vous parler d’urgence, c’est possible ?
Le soulagement ressenti à cet instant par Hervé le rendit presque joyeux. Agnès se manifestait par la bande. Elle ne pouvait intervenir directement.
— Bien entendu, dit-il… Venez chez moi, je vous attends…
— Vous êtes seul ?
— Mais oui.
— Très bien, dit la voix, j’arrive…
On raccrocha. Hervé se rasa et enfila une robe de chambre. Il achevait à peine de la nouer à sa taille que le timbre de l’entrée résonnait.
Hervé se trouva devant trois personnages fort étranges. En les voyant, il comprit tout de suite qu’ils n’étaient certainement pas mandatés par Agnès.
Les trois hommes se tenaient en triangle, comme s’ils s’étaient concertés auparavant sur cette question stratégique. Celui qui faisait front à Hervé était un homme trapu, massif, aux cheveux noirs plantés bas. Il contemplait le jeune homme d’un seul œil charbonneux, la paupière de son autre œil étant à demi baissée. Derrière lui, côte à côte, il y avait un petit type vêtu de noir, au nez proéminent, qu’Hervé eut vaguement l’impression d’avoir aperçu antérieurement, et un jeune homme maigre, serré dans une gabardine.
— Monsieur Vosges ? fit Mattei.
Le garçon hocha la tête en regardant les arrivants.
— C’est à quel sujet ?
— C’est moi qui vous ai téléphoné il y a un instant…
Il gravit les deux marches du seuil et refoula Hervé de tout son corps. Le jeune homme recula dans le studio. Ses surprenants visiteurs y entrèrent et refermèrent la porte.
— Vous venez de la part de…
— Non, fit Tino, on s’excuse pour cette vanne, on voulait juste s’assurer que vous étiez seul ici…
— Mais, mais, bêla Hervé, que me voulez-vous ?
— On voudrait causer, affirma Tino de cette voix unie que ses inflexions chantantes ne parvenaient pas à adoucir.
Le Corse s’assit sur le divan et déposa son chapeau sur la lampe de chevet.
Le jeune à la gabardine dénoua son manteau de pluie. Hervé le vit sortir de sa poche intérieure un paquet étroit, de forme allongée.
— Qu’est-ce que cela signifie ? balbutia-t-il, vous avez de ces façons !
Le Corse se releva, d’un bond, grâce à un court rétablissement. Il envoya une formidable gifle à Hervé. Celui-ci crut que sa tête explosait. Il caressa sa joue en feu. Une seconde gifle, plus forte, le fit tomber à genoux. Il y avait dans son crâne comme des morceaux de quartz aigus, qui lui raclaient le cerveau.
Il leva son regard brouillé sur ses agresseurs. Dans cette position humiliante, il les voyait, très haut au-dessus de lui, avec des figures implacables. La main carrée du Corse s’abattit sur les revers de la robe de chambre. D’une détente, Tino souleva Hervé. La soie du vêtement craqua. Le jeune homme fut projeté sur le divan. Il se blottit contre le montant de bois du meuble, absolument fou de terreur.
Le Corse s’assit contre lui, afin de le coincer entre ses hanches et l’entourage du divan.
— Tu veux bien qu’on cause sans la ramener ? demanda-t-il.
— Evidemment, qu’il veut, affirma le jeune homme maigre.
Tino lança un coup de coude sauvage dans les flancs d’Hervé. Le souffle coupé, le garçon haleta.
— Réponds, dit Mattei, t’es d’accord pour qu’on ait une conversation sérieuse ?
— Oui, geignit Hervé.
— Bravo ! dit le Corse.
Il claqua ses doigts. Son compagnon à la gabardine défit le paquet qu’il tenait à la main. Hervé reconnut le morceau de tuyau avec lequel il avait assommé le Notaire.
Mattei se leva. D’une voix et avec les gestes d’un commentateur, il désigna le tube tordu.