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— Pourquoi aller à Louveciennes ? dit-elle. Ça sera bondé, comme chaque dimanche. J’ai mieux à vous proposer, Henri…

— Bravo, je vous écoute.

— Restons tout bonnement à Paris. J’adore Paris le dimanche. Il me semble qu’il se repose, qu’il se reprend… Nous pourrions déjeuner à Armenonville, précisément… Et puis, nous musarderions sur les boulevards, comme de bons petits touristes, qu’en dites-vous ?

Elle parlait avec détachement, en femme peu contrariante qui se ralliera à la décision de son mari, quelle qu’elle soit.

— Bonne idée, fit Taride. Vous pensez qu’elle emballera Eva ?

— De toute façon elle aurait la majorité contre elle, alors…

Henri se pencha et mit son menton sur l’épaule de sa femme, en contemplant leurs deux visages ainsi rapprochés dans la glace de la coiffeuse.

— Comme vous voudrez, Agnès…

Elle lui sourit avec les yeux.

— Pensez-vous que nous formions ce qu’on appelle un beau couple ? demanda Taride.

— En doutez-vous ?

Oui, il en doutait. Il doutait trop depuis quelque temps.

Henri se redressa après avoir déposé un baiser furtif sur la nuque délicate d’Agnès. Les cheveux de la jeune femme sentaient le foin au soleil… Ou bien… Il ne savait plus. C’était un parfum riche et troublant. Mais il pensait à autre chose. Tous ses gestes étaient forcés.

— Je vais bien vous surprendre, fit Agnès.

— Rien ne peut me surprendre venant d’une femme aussi surprenante, sourit Taride.

— J’ai envie de vivre un vrai dimanche, Henri. Alors je vais aller à la messe.

— Oh ! bigre, sursauta l’homme d’affaires, verseriez-vous dans la religion ?

— Non, dans la tradition seulement. Je me souviens trop des dimanches d’autrefois. Un dimanche sans orgues ce n’est pas un vrai dimanche… Pendant que vous vous préparez, je vais aller faire mes dévotions… À moins que vous ne vouliez m’accompagner ? risqua-t-elle habilement.

— Ma foi, non, déclina Taride… D’abord il est trop tard, et puis vous le savez, je n’aime que les églises vides. Ce sont les seules où l’on risque de rencontrer Dieu.

Lorsque Agnès partit, une curieuse apathie flotta dans le vaste appartement. Les domestiques avaient congé et le silence qui régnait avait une qualité exceptionnelle. Taride fut troublé par la pensée qu’il était seul avec Eva. La jeune fille ne s’était pas encore manifestée. Il était temps de la réveiller. Avant de s’en aller, Agnès le lui avait d’ailleurs recommandé.

Henri s’approcha de la porte de sa belle-fille. L’index replié, il attendit, pour toquer, que son trouble eût disparu. Mais sa gorge restait nouée. Cela faisait des années qu’il n’avait pas ressenti une émotion semblable. Il frappa.

— Entrez ! fit la voix maussade d’Eva.

Il tourna le loquet. La chambre baignait dans une pénombre rose que forçaient des lames de soleil.

— C’est toi, Henri ? fit la jeune fille en soulevant de l’oreiller sa figure brouillée par le sommeil.

— Oui, bredouilla Taride.

— Quelle heure est-il ?

Elle dormait à plat ventre. Elle n’eut pas la force de se mettre sur le dos et se tint seulement soulevée, en prenant appui sur un coude.

— Onze heures et demie, annonça Taride, c’est ce qui s’appelle une grasse matinée.

Il retrouvait un peu de son aplomb, mais sa voix avait des ratés ; son cœur aussi.

— Tu ressembles à un chat sauvage, dit-il. Tu veux que j’ouvre les rideaux ?

— Non, répondit Eva, les chats adorent la pénombre, tu le sais bien. Maman n’est pas là ? demanda-t-elle.

— Non.

— Il me semblait en effet avoir entendu claquer la porte d’entrée. Où est-elle allée ?

— À l’église, dit Taride.

— Tu te fous de moi !

— Mais non, je te jure. Elle veut passer un vrai dimanche parisien, avec messe, restaurant, grands boulevards… C’est amusant, tu ne trouves pas ?

— Très, fit lugubrement la jeune fille. J’espère que nous visiterons le Louvre, la Tour Eiffel et que nous prendrons les bateaux-mouches afin que la fête soit complète.

— Que tu es moqueuse ! dit Henri Taride… Je trouvais l’idée plaisante, moi ! Je le sais bien que Paris sue l’ennui le dimanche. Mais le dimanche est lugubre partout, et plus encore dans ces hostelleries des environs où l’on fait semblant de se retremper le moral en attendant des heures pour être servi.

Elle ne répondit rien, s’étira en bâillant. Sa chemise arachnéenne s’ouvrait sur ses jeunes seins.

— Je te laisse, dit Henri.

— Tu vas à la messe aussi ?

— Non, mais il faut que tu te lèves…

Elle laissa retomber son petit visage félin sur l’oreiller.

— Je suis pleine de « laissez-moi tranquille » ce matin ; si tu étais un chic type, Henri, tu irais me chercher une tasse de café… Du costaud sans sucre et sans toast… Simplement pour me réveiller.

— Tu t’es couchée si tard que ça, hier ? demanda-t-il.

— Non, au contraire… Tu sais, plus on a dormi plus on a sommeil.

Il sourit et se dirigea vers l’office pour y chercher la tasse de café réclamée par Eva.

Ses mouvements avaient une résonance métallique. Henri se sentait de plus en plus désorienté. Il avait honte de ce trouble qui, grandissant en lui, prenait la force d’un tourment. Il gardait dans la rétine la vision de l’adolescente vautrée sur ce lit défait…

« C’est formidable, se disait-il, je n’ai jamais été attiré par les gamines, est-ce que je vais obéir à la règle ? Suis-je donc réellement un quinquagénaire ? » Pourquoi leurs relations qui avaient toujours été d’une netteté innocente prenaient-elles maintenant un caractère « à fleur de peau » ?

Il tourna le bouton du gaz au moment où le café allait bouillir. Il emplit une tasse en tremblant.

— Eva ! appela-t-il d’un ton qui lui parut être un affreux croassement.

— Quoi ? dit-elle, depuis le plus profond de son oreiller.

— Tu ne veux pas venir le boire ici ?

— Bougre de fainéant ! riposta Eva.

En soupirant il prit la soucoupe au milieu de laquelle tressaillait la tasse.

Quand il pénétra dans la chambre, Eva s’était assise sur son lit, les jambes repliées. Elle enserrait ses genoux de ses mains jointes.

— Qu’est-ce qui t’a pris de vouloir me faire lever ? demanda-t-elle, surprise.

Il essaya d’éviter l’affolant spectacle des cuisses nues de l’adolescente. Mais c’était plus fort que lui, plus fort que sa raison, que sa volonté, plus fort que tout. Eva, c’était Agnès en plus parfaite, une Agnès qu’il n’avait jamais connue, une Agnès jeune, une Agnès vierge.

— Tu pourrais te couvrir ! gronda Henri en tendant la tasse.

Elle parut ne pas comprendre.

— Me couvrir ? Dis, Henri tu ne vas pas jouer les pères-la-pudeur ! Je ne me gêne pas avec toi !

Elle s’empara de la tasse et l’avala d’un trait. Il aurait dû quitter la pièce, mais il restait là, bras ballants, cédant volontairement à son désir qui l’effrayait parce que la vie venait de se résumer pour lui à cette extraordinaire tentation.

— Je crois que ça ne pourra plus durer comme ça, fit-il, la voix blanche, le regard allumé.

— Qu’est-ce qui ne pourra plus durer, Henri ?

— Je deviens fou !

— Qu’est-ce que tu racontes ?