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Il se leva d’un bond, lui tendit la main pour l’aider à en faire autant.

— Viens, dit-il.

Ils montèrent dans l’auto et Agnès la mit en marche… Elle roula un moment sur le chemin creusé de profondes ornières, la voiture avançait à l’allure d’un corbillard automobile, en cahotant…

Agnès arrêta sa voiture derrière une haie qui faisait écran entre eux et la Marne. De l’autre côté, le chemin était bordé par des peupliers. À travers les troncs grisâtres, on apercevait une prairie cernée de barbelés dans laquelle des vaches étaient couchées en rond autour d’un abreuvoir de ciment.

Les deux amants restèrent un instant côte à côte, sans éprouver le besoin de se regarder, savourant leur présence.

Par-delà la haie, le moteur du dinghy ronronnait rageusement, pareil à une monstrueuse mouche exaspérée.

— À quoi penses-tu ? demanda Hervé.

— À ton petit hôtel, fit Agnès… Il doit avoir un côté populo qui m’émeut.

— C’est vrai, reconnut le jeune homme.

— Il y a des ouvriers, le dimanche, qui viennent y manger la friture, non ?

— Oui. Mais tu sais, ce n’est attendrissant que dans les chansons de Carco…

Elle poursuivit.

— La bonne est une grosse fille rougeaude et bête…

— Comme si on y était, sourit Hervé.

— Tu dois la troubler, hum ? demanda Agnès.

Sa voix avait des inflexions rauques. Ses narines se pinçaient…

— Tu sais, c’est le genre jument. On ne trouble pas une jument.

— Mais on lui flatte la croupe, reprit Agnès. Avoue que tu lui caresses les hanches ou la poitrine lorsqu’elle vient faire ta chambre et que tu t’y trouves ?

— Mais non, protesta mollement Hervé.

La femme de Taride passait nerveusement sa main sur la jambe de son jeune amant. Elle lui mordit l’oreille, à petits coups de dents voluptueux. Elle s’arrêta pour chuchoter, très excitée :

— Je parie que tu l’as déjà renversée sur le lit…

Il gardait les yeux fixés sur l’essuie-glace en face de lui. Un papillon mort s’y était laissé coincer. Ce petit cadavre blond aux ailes en pétales de fleurs séchées accaparait tout son restant de lucidité.

— Avoue que tu l’as troussée, cette grosse bête… Avoue…

Hervé n’avait pas troussé la bonne de l’auberge, mais à travers l’imagination d’Agnès, cette hypothèse devenait réalité. Une réalité qui, à cet instant, lui semblait un paroxysme de la volupté… Une réalité qu’il acceptait, dont il croyait se souvenir…

Ils avaient retrouvé leurs ardeurs du début. Leurs baisers avaient cette même voracité maladroite, ce goût de salive et de sang qui transformaient leur désir en une fureur chamelle.

— Avoue ! s’obstinait Agnès. Avoue donc !

— Oui, oui, balbutia Hervé…

Ils s’écroulèrent dans l’auto, follement entremêlés.

Le ronflement d’un moteur se rapprocha. Dans leur demi-inconscience, ils crurent d’abord que c’était le moteur du canot automobile. Mais une ombre se profila à l’intérieur de l’auto. Le moteur tourna au ralenti.

— C’est quelqu’un ! sursauta Agnès…

Hervé continua de l’étreindre. Elle se débattit. Lorsqu’elle parvint à se redresser, elle vit une auto noire qui s’éloignait de la leur en tanguant sur les ornières séchées.

— Ils ont dû nous voir ! murmura-t-elle, hébétée.

— Et après ? gronda Hervé en la renversant de nouveau sous lui.

24

— Je pense qu’ils se doutent de quelque chose, dit Jeanne en entrant.

Valmy comprit, à son visage enflammé, que la jeune infirmière avait marché vite. Elle restait adossée à la porte, haletante, son corsage dilaté par l’émotion…

— Pourquoi ? demanda l’hôte de Jeanne.

Elle lui avait offert une veste d’intérieur en pilou bleu à revers écossais et il musardait de pièce en pièce dans cette tenue, se gavant du confort discret de l’appartement avec la joie extasiée d’un jeune provincial qui découvrirait le Louvre. Les journées passaient comme des songes. Il descendait de sa chambre de bonne, de bon matin, avant le départ de Jeanne. Tous deux prenaient le petit déjeuner dans la cuisine. Puis la jeune fille partait à son travail et l’enchantement commençait pour Lucien Valmy.

Il allait s’installer dans la salle à manger, essayant tour à tour tous les fauteuils… Il terminait par celui placé près de l’embrasure de la fenêtre. À travers les rideaux en filet sur lesquels, il y avait très longtemps, on avait brodé des amours rococos, il examinait la rue du Chemin-Vert.

Ce spectacle quotidien lui paraissait nouveau pourtant, chaque matin. En face de chez Jeanne il y avait une quincaillerie de gros devant laquelle s’arrêtaient fréquemment des voitures de livraison. Valmy regardait manipuler les barres de fer, les tuyaux de cuivre et tout un matériel mystérieux pour lui, content des exclamations joyeuses des manutentionnaires en blouse grise serrée à la taille par une ficelle. De temps en temps, les hommes filaient vers un petit bistrot voisin, tenu par une grosse femme blonde qui lisait éternellement des journaux illustrés derrière son comptoir. Valmy les enviait. Non pas à cause des consommations qu’ils allaient boire — l’alcool lui faisait horreur depuis sa cure de désintoxication — mais pour l’ambiance chaude qu’il devinait à travers les vitres tapissées d’affichettes. Il se promettait d’entrer dans ce café, plus tard, lorsqu’il aurait terminé son périple autour de lui-même… Lorsqu’il aurait la force d’affronter les rues, les gens, la lumière… Pour l’instant, il avait besoin de se réadapter, de contempler le monde à travers des rideaux qu’il ne soulevait jamais.

Il restait là des heures… Ensuite, il allait prendre un bain. Cela aussi, c’était merveilleux. Il lui semblait qu’il lui faudrait des années pour débarrasser son corps de la gangue d’impuretés qui s’y était formée. Il se frottait rageusement la viande, rêvant de s’écorcher comme un lapin pour pouvoir quitter sa peau une fois pour toutes.

Ensuite il traversait le salon aux volets clos. C’était le musée des Huvet : un lieu empli de souvenirs de valeur, et cependant terriblement anonyme. Il n’aimait pas l’atmosphère confinée du salon, ni son mobilier figé dans la cire, ni ses vitrines bourrées d’objets pareils à ceux qui s’entassent chez les brocanteurs pour « dimanchiers ».

Il terminait sa promenade par les chambres. Celle de feu M. et Mme Huvet d’abord : une chambre de vieux couple honnête. Et enfin, celle de Jeanne. Cette dernière l’intimidait comme une chapelle. Elle ressemblait à la jeune fille. Elle avait sa spontanéité, sa fraîcheur… Elle avait surtout son parfum, simple et compliqué à la fois. Jeanne sentait le propre, l’éther et la chevelure chauffée par le soleil. Il s’approchait du lit vide, s’accoudait au montant de bois. Il avait l’impression de commettre un sacrilège, et pourtant il avait besoin de contempler la couche défaite. Rien de physique ne participait à ce besoin. Tout se passait presque en dehors de ses limites, dans une région inexplorée de lui-même qu’il défricherait par la suite, lorsqu’il serait capable d’entrer dans le bistrot d’en face pour respirer il ne savait encore quelle odeur perdue, mais qu’il devinait profondément apaisante.

Valmy demanda :

— Qui se doute de quelque chose, Jeanne ?

— Eux, vos anciens amis… Votre logeuse m’a suivie depuis la sortie de l’hôpital. J’ai réussi à la semer dans les couloirs du métro, mais fatalement elle découvrira où j’habite si elle s’en donne la peine.