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— Et alors ? fit Valmy, pensez-vous qu’elle veuille forcer votre porte ?

— Si elle questionne la concierge…

Valmy haussa les épaules.

— Voulez-vous que je parte, Jeanne ?

Aussitôt, les yeux de la jeune fille s’emplirent de larmes.

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille !

L’ancien clochard secoua la tête.

— Vous avez tellement fait pour moi, vous faites tellement encore que je n’ai pas le droit de vous attirer des ennuis !

— Mais c’est pour vous que je tremble ! s’écria-t-elle. Vous ne le comprenez donc pas ?

Elle se précipita contre la poitrine de Valmy, blottit son pauvre visage bouleversé dans les revers de la veste de pilou et éclata en sanglots.

« Une petite fille qu’on menace de priver de jouet », pensa Valmy…

Il promena sa main sur les cheveux de l’infirmière.

— Ne pleurez pas, balbutia-t-il, meurtri par ce chagrin.

Il lui souleva le menton. Jeanne avait honte de ses larmes et résistait, mais la force de son hôte eut raison de sa pudeur.

Le Notaire ouvrit la bouche. Un cri impossible lui gonflait la gorge. Devant ce visage bouleversé, il ne pouvait plus supporter sa propre détresse.

— Non ! non ! pas de larmes ! Je t’en supplie, ma petite fille ! parvint-il à articuler. Ça me fait trop de mal…

Le chagrin de Jeanne s’arrêta brusquement. Valmy paraissait sur le point de défaillir. Elle le fit asseoir.

— Vous vous sentez mal ! s’écria-t-elle.

Il ferma les yeux. Un cerne bleu soulignait ses paupières gonflées.

Il avait une tête de Christ douloureux.

Jeanne resta immobile, fixant intensément les traits creusés de son étrange pensionnaire.

Il souleva ses paupières.

— Pardonnez-moi, fit-il. Votre peine m’a fait un mal que je ne me croyais pas capable d’éprouver. Je suis à vif, et je ne m’en étais pas rendu compte. Voilà pourquoi je ne bouge pas d’ici… Voilà pourquoi aussi j’accepte votre dévouement sans pudeur… L’existence me fait mal, comprenez-vous ?

— Je vous guérirai ! promit-elle.

Il se força à sourire…

— Mon pauvre petit…

— Je vous guérirai !

Elle mit son bras autour du cou de Valmy et posa sa joue contre la sienne.

— Vous voulez bien ? Dites que vous le voulez bien !

— Je veux bien, fit Valmy.

Elle l’embrassa furtivement, sur la bouche. C’était un baiser très pur, maladroit. Lucien Valmy ne songea pas à le rendre. D’ailleurs elle n’attendait rien de semblable.

— Ici vous ne craignez rien ! assura-t-elle. Si cette femme me suit encore, je la ferai appréhender par un agent !

Elle fit claquer ses doigts.

— Venez m’aider à mettre le couvert, nous allons faire la dînette. J’ai apporté des côtes de porc froides, avec des pickles ! Et puis… Oh ! je ne me souviens plus, allons ouvrir les paquets…

À la fin du repas, tandis qu’elle picorait les derniers grains de raisin d’une grappe qui, maintenant, ressemblait à un dessin de Buffet, Lucien soupira.

— Je me comporte vraiment d’une façon infecte.

— Allons, bon ! dit Jeanne, qu’est-ce qui vous prend encore !

— Vous m’entretenez, tout simplement, dit Valmy.

Elle jeta son squelette de grappe dans son assiette.

— Vous l’avez dit : « Tout simplement ! » Vous ne comprenez donc pas, Lucien, que pour moi, vous êtes une œuvre ?

— Si, dit sourdement l’homme, je comprends très bien. On vous a amené un infect pouilleux. Vous avez compris que ce clochard avait eu un passé et vous avez résolu de lui donner un avenir… Vous jouez à Pygmalion, c’est très facile à comprendre… Très facile, Jeanne…

— Eh bien alors ! reprocha-t-elle.

— Vous voyez, je commence à aller mieux puisque je me laisse gagner par les scrupules…

— Vous êtes intelligent, Lucien… Alors il ne faut pas avoir de scrupules.

Elle le regardait peler sa poire avec une facilité qui l’impressionnait. Comment avait-il pu se vautrer dans la crasse, dans les beuveries crapuleuses, connaître les étreintes pouilleuses, boire au litre, en possédant aussi fortement ancrées des manières d’homme civilisé, voire cultivé ?

— Lucien, que faisiez-vous comme métier… autrefois…

Il se rembrunit.

— Ne me répondez pas, s’écria-t-elle, et pardonnez ma curiosité… Je…

Il eut un geste en chasse-mouches pour lui dire que ça n’avait pas d’importance.

— J’étais avocat.

— Est-ce possible ? Comme vous avez dû souffrir pour…, pour en arriver où vous en étiez lorsqu’on vous a amené à Beaujon !

— Beaucoup, oui, fit brièvement Valmy…

Elle sentit qu’il ne fallait plus insister. D’ailleurs, elle n’avait pas tellement envie de savoir. Elle aimait Valmy, tel qu’il était, avec ses secrets, et ce bizarre tas de fumier dressé à un carrefour de son destin. Elle assembla la vaisselle sale et la porta dans le bac en matière plastique jaune de la cuisine. Puis elle enfila des gants de caoutchouc pour faire la vaisselle. D’ordinaire, il ne participait à aucun travail ménager, ne cherchait pas à se rendre utile pour payer sa pension. Mais ce soir-là il la suivit et, raflant un torchon sur un séchoir, se mit à essuyer les assiettes ruisselantes.

Jeanne le surveilla du coin de l’œil, transportée de joie.

— Lucien, fit-elle tout à coup, ses bras plongés dans le bac. Je suis heureuse…

— Pourquoi ?

— Je l’ignore. Ou plutôt, si. C’est de vous voir essuyer la vaisselle. Vous vous y êtes mis tout seul… Et vous ne savez pas le faire, c’est merveilleux.

Elle riait. Lucien éprouva un peu de cette délectation que lui apportait la vue du lit de Jeanne. Un sentiment doux et coupable, qui l’entortillait dans une ouate précieuse, le préservait des chocs extérieurs.

— Pourquoi m’avez-vous embrassé, tout à l’heure ? demanda-t-il brusquement ; j’aimerais savoir si ce que vous ressentez pour moi… est physique !

Elle rougit et, vivement, détourna les yeux.

— Oh ! ne m’en demandez pas tant… Je ne le sais pas moi-même. Tout est plus ou moins physique dans nos sentiments… Avec un tas de nuances… En vous voyant malheureux, j’ai eu besoin de vous protéger, et peut-être ai-je eu l’impression qu’un baiser était une protection…

— C’est beaucoup mieux, assura Valmy.

Il se précipita pour retenir une pile d’assiettes mal calées qui allaient choir sur la table. Sa gaucherie fit de nouveau rire la jeune fille.

— Vous n’avez pas d’amant ? demanda Valmy.

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas si vous me croirez, Lucien, mais je n’ai couché qu’une seule fois avec un homme… Un soir d’été, il y a cinq ou six ans, sur une plage près de Dieppe… C’était un pensionnaire de l’hôtel où nous passions nos vacances, mes parents et moi… Il était jeune, assez beau je pense, seul… J’avais dix-neuf ans… Il m’a plu… Pendant plusieurs jours, il m’a fait une cour digne des meilleurs romans roses. Et puis un soir, voilà… Ça s’est passé… Le lendemain, il a dû avoir peur. Quand je me suis levée, le cœur en fête, certaine que je venais de rencontrer le bonheur, j’ai appris qu’il venait de quitter brusquement l’hôtel… Depuis, je n’ai plus fait attention aux hommes…

— Vous avez bien fait de me raconter ça, dit Valmy, je comprends mieux votre comportement à mon égard…