— Je verrai, fit Agnès. En attendant, je te demande de ne rien faire sans m’en parler ! D’accord ?
— D’accord !
Eva se dirigea vers la porte.
— Où vas-tu ? demanda Agnès.
— Mais… me changer. Henri déjeune à la maison ?
— Oui.
— Je tâcherai de lui faire remarquer ma bague, sans en avoir l’air. Nous lui dirons que tu me l’as donnée depuis une huitaine…
— Si tu veux bien…
La jeune fille ne se décidait pas à passer la porte.
— Tu tiens vraiment à Henri ? demanda-t-elle.
— Je tiens à rester sa femme, trancha Agnès. C’est notre intérêt à toutes les deux. Sans lui, nous retournons à la médiocrité, ma chérie…
— Bon. Mais, dis-moi, la médiocrité te fait donc tellement peur ?
— C’est la pire des calamités, Eva… La pire, je peux t’en parler… Je l’ai connue après avoir connu la richesse. Je ne veux plus que ma vie fasse la dent de scie… Maintenant, on continue l’ascension… Retiens bien ce que je te dis, le plus gros défaut que puisse avoir un homme, c’est de ne pas être riche…
— En es-tu bien sûre ?
— C’est une vérité que crie tout mon être. Comprends que notre vie est limitée, fragile…
— Oh ! je l’ai réalisé depuis longtemps.
— Nous ne sommes certains que de l’instant, et il ne faut pas que la pauvreté appauvrisse l’instant… Tu vois ce que je veux dire ? Nous n’avons pas le droit d’ajouter à notre fragilité originelle une puérile fragilité matérielle. Vois-tu, Eva, si je devais retomber dans la médiocrité, je pense très sincèrement que je préférerais mourir…
Elle était sincère.
Eva le comprit, et dit en sortant :
— Tu ne mourras pas, ma poule !
Elle gagna sa chambre, s’y enferma, se déshabilla et mit un disque de jazz sur son électrophone. La trompette d’Armstrong explosa dans son cœur. C’était un morceau frénétique et pitoyable qui criait, jusqu’au paroxysme, la misère du monde.
Eva arracha la bague de son petit doigt et la jeta sur la moquette.
Elle enfouit son visage dans son bras replié, s’appuya contre le mur, dans l’attitude d’une petite fille punie et éclata en sanglots.
Tout était faillite ; rien de beau n’existait en ce monde, hormis le chant guttural de ce Noir en délire…
Eva pleurait en évoquant la photo de sa mère. Elle revoyait le bras de cette dernière sur l’épaule de ce jeune homme inconnu…
— Maman ! Oh ! maman, balbutiait-elle.
Toutes les statues étaient-elles donc faites de boue ?
26
— Vous me mettrez un rosé d’Anjou ! dit Ficelle à l’épicier.
Tandis que le commerçant puisait dans le casier des rosés, Ficelle s’empara d’une boîte de thon au naturel qu’il glissa dans l’une de ses vastes poches. Les vêtements du clochard comportaient presque autant de poches qu’une combinaison d’aviateur américain.
Il paya son rosé et traversa la rue afin de gagner l’impasse où croupissait Coco la Jolie.
La vieille l’attendait, dans son affreux logement. Elle n’avait pas encore bu de la journée, se trouvant complètement démunie d’argent. Depuis la disparition du Notaire, la mégère en était réduite à tendre la main au coin des rues. C’était d’un mince rapport, car les bonnes gens n’aiment pas les mains crasseuses.
La venue de Ficelle apporta un peu de soleil dans son antre.
— Je suis contente de te voir, mon gars Ficelle, dit Coco en torchant de sa manche l’eau sale de ses yeux.
— Pareillement ! répondit Ficelle en déposant la bouteille sur la table branlante. Il plongea ensuite dans sa poche pour ramener la boite de thon.
— Du nouveau ? s’inquiéta-t-il.
— Non, pleurnicha Coco la Jolie. C’est comme qui dirait un mystère. Mon homme a disparu de l’hosto. Si qu’il serait crevé, on l’aurait su, je pense ?
— Bédame !
— Alors je comprends rien… J’ai filé le train à la petite garce d’infirmière pour savoir où qu’elle crèche… Au début a faisait gaffe. Et puis j’ai réussi à me renseigner…
— Et alors ? demanda Ficelle, intéressé…
— Alors c’est tout… Paraît qu’elle demeure avec son oncle, dans une maison rue du Chemin-Vert…
— Quelle idée que tu t’étais faite sur cette môme ?
Coco réfléchit.
— Tu peux pas piger, Ficelle. Nous autres, les gonzesses, on a pour ainsi dire un renifleur plus délicat que le vôtre : on sent les choses…
— Et t’as senti quoi ?
— Je peux pas dire… J’ai senti du louche. Elle avait l’air d’avoir mon homme à la chouette. Je m’ai dit que des fois…
— Des fois quoi ?
— Non, rien…, des conneries, quoi !
— Si, si, cause ! enjoignit Ficelle.
Ce jour-là, tout son être semblait s’être ramassé autour de son nez. Ses narines palpitaient comme si son cœur y eût trouvé refuge… Ses yeux en binocle ressemblaient à deux boutons de bottines épinglés à son appendice nasal.
— Mon Notaire, fit la vieille, sollicitée, tu l’as remarqué, c’était un Monsieur… J’ai jamais su d’où il venait. Tout ce que je peux t’affirmer, c’est qu’il était pas né dans une poubelle !
— Tu parles ! dit Ficelle.
Il ressentait un certain orgueil d’avoir connu un personnage comme le Notaire ; et son regret de ne plus le voir n’en était que plus cuisant.
— À l’hosto, continua Coco, ils l’ont ramoné, décrassé, relingé… Tu vois qu’il ait repris goût à la vie d’autrefois ?
— Mince, tu crois ! s’indigna Ficelle.
— Tu sais ce qu’il m’a dit la dernière fois que je l’ai vu ?
— Vas-y, je t’écoute !
— Il m’a dit comme ça : « Fous le camp, tu pues ! »
— Il a dit ça ! murmura Ficelle, le souffle coupé par l’indignation.
— Textuel !
Le petit homme noir médita, tandis que sa compagne décapsulait la bouteille.
— Et d’après toi, l’infirmière que tu causes se serait occupée de lui ?
— Voilà !
— Oh ! dis, ce serait moche ! De quoi elle s’est mêlée, cette souris…
— Tu comprends, enchaîna l’ogresse, elle a trouvé malin de jouer les Jeanne d’Arc. Les filles de la haute ont toute cette manie, tu remarqueras.
Bien que n’ayant jamais pratiqué les personnes du beau monde, Ficelle approuva néanmoins, frappé par une telle évidence.
— C’est bien vrai…
— À la façon qu’elle m’a regardée, j’ai pigé qu’elle allait me contrer. Qu’est-ce que tu veux que je fasse contre une môme qu’a quarante piges de moins que moi ?
— Rien, convint Ficelle.
— D’autant plus qu’entre nous, elle est pas mal !
— Et alors ? insista le petit homme.
Il ne comprenait pas très bien où Coco voulait en venir, pourtant il avait assez de psychologie pour deviner que la vieille avait une idée derrière la tête.
— Je me demande si des fois, l’oncle à la môme qui vit chez elle, se serait pas mon homme !
Ficelle haussa les épaules.
— T’es dingue, Coco !
— Et pourquoi, je suis dingue ?
— Mais parce que le Notaire, bien qu’il ait des manières, n’est plus un homme pour une môme comme la petite, ma pauvre Coco… Tu vois cette jeunesse avec un bonhomme plein de vinasse comme lui !