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— Vous rentrez sur Paris ? demanda-t-il.

— Après ma tournée, oui.

— Ça vous ennuierait de me flanquer à un arrêt de bus ?

— Pas du tout !

Le jeune homme fit signe à la servante.

— Vous direz au patron que je ne déjeunerai pas ici… Je rentrerai seulement ce soir…

— Vous en avez de la veine d’aller vous promener, dit-elle.

À l’intérieur de la camionnette fermée, Hervé se sentit presque en sécurité. Il regardait, par la petite vitre arrière, défiler le souriant paysage. La route bordée de coquettes villas était déserte. Le soleil glissait sur la Marne dans une traînée d’apothéose !

Il pensait avoir convaincu Agnès. Après tout, elle n’était qu’une femme. Il saurait lui imposer son point de vue.

Le livreur le laissa près du pont de Joinville. Précisément un autobus de grande banlieue survenait. Le garçon courut à la station toute proche. Il parvint à se jeter dans le véhicule au moment où celui-ci reprenait de la vitesse après avoir marqué l’arrêt. Il regarda encore derrière lui. Aucun homme à pied ne pouvait le suivre, et, depuis l’auberge, il n’avait pas remarqué de voiture suspecte.

Il n’avait pas pris congé des patrons de la guinguette afin de ne pas donner l’éveil pour le cas où on viendrait le demander. Il leur enverrait, dans l’après-midi, un mandat pour payer sa pension…

Il lui avait donné rendez-vous devant le théâtre Guignol des Tuileries et elle arriva à l’heure dite. Elle portait une robe d’après-midi, beige, très élégante. Hervé appréhendait un peu en l’attendant car, malgré ses mâles résolutions, il redoutait toujours les colères d’Agnès. Mais elle souriait en venant à sa rencontre sous les grands arbres.

Ce coin du sous-bois baignait dans une ombre lumineuse et fraîche.

Des enfants sages, accompagnés de leur mère ou de leur nurse, jouaient avec le sable. Un petit carrousel aux chevaux blancs, déserté, tournait pourtant, sans musique. La galopade silencieuse des animaux en carton bouilli ressemblait à un rêve.

— Seul ? demanda Agnès de sa voix tranquille.

— Oui, dit Hervé.

Elle coula machinalement un regard circulaire autour d’eux, ne vit que la paisible population du jardin et son sourire troublant réapparut.

— Où en sommes-nous, mon chéri ?

Il aurait voulu l’embrasser. Le soleil tremblotant entre les branchages accrochait de chauds miroitements sur la peau dorée d’Agnès. Il avait faim éternellement de cette chair pulpeuse, appétissante comme un fruit cueilli en pleine lumière.

Hervé s’approcha pour lui prendre les lèvres, mais elle l’arrêta d’un brusque : « Es-tu fou ! »

Ce n’était guère un endroit propice aux effusions en effet.

— Tu es toujours dans les mêmes dispositions d’esprit ? demanda-t-elle sans le regarder, d’une voix hésitante.

— Oui.

Il avait mis tout ce qu’il pouvait de sincérité dans cette affirmation.

— Je te répète, sois juste, Gnès…

— Sous prétexte d’être juste, comme tu le dis, tu me demandes d’être folle ! Si je verse un centime à ces canailles, je ne ferai qu’aiguiser leur appétit. Nous reculerons l’irrémédiable et leur donnerons des armes plus solides, voilà tout ; tu ne le comprends donc pas, mon chéri ?

— Ce que je comprends, dit Hervé, c’est que tu as fait de moi un assassin !

— N’exagérons rien ! Ta victime vit toujours, je suppose…

— C’est ça, reprit-il, dérouté… Tu le supposes. Car on n’a pas de nouvelles de lui.

— Non, aucune, mais s’il était décédé nous l’aurions appris. Ses gourmands amis se seraient fait un plaisir de nous l’annoncer.

— Ce que je comprends également, dit le garçon, c’est que dans cette période critique tu me laisses choir. Tu me demandes même de te blanchir auprès de ton mari, ce qui est un comble !

— As-tu intérêt à ce qu’il te croie l’amant de sa femme ?

— J’ai intérêt à dire la vérité si je ne peux plus faire autrement, assura Hervé.

— Viens, fit Agnès, subitement lasse.

— Où ?

— Ces gosses m’agacent avec leurs cris et je trouve ce manège de chevaux de bois particulièrement idiot !

— Il est pourtant très romantique.

— C’est moi qui ne le suis pas, cet après-midi. Allons prendre un thé quelque part…

Ils traversèrent le jardin, franchirent les grilles du côté de la rue de Rivoli et échouèrent dans un salon de thé de la rue des Pyramides. Des dames précieuses, et pour la plupart âgées, prenaient des mines pour grignoter des petits fours.

— Je suis le seul homme, bougonna Hervé.

— Deux thés ! demanda Agnès à l’une des serveuses…

Elle avança la main sur la table, la posa doucement sur le poignet du jeune homme.

Il contemplait cette main fine.

— Tu n’as pas mis ta bague, aujourd’hui ? demanda-t-il. Je croyais pourtant que c’était ton fétiche ?

Agnès soupira.

— Les fétiches font comme les hommes : ils vieillissent. Et quand ils sont vieux, ils perdent de leur efficacité.

Hervé secoua la tête.

— Je te trouve toute chose aujourd’hui, Gnès.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas. Tu parais triste à ta manière, toi qui n’as pas le temps de l’être…

— C’est vrai, reconnut-elle, je suis triste.

— Ça ne t’arrive jamais, hein ?

— Quand ça m’arrive, je l’appelle d’un autre mot moins inquiétant, mais aujourd’hui, je dois bien lui donner son nom… C’est de la tristesse !

— À cause de tout ça ?

— Sûrement.

— Les gens te dégoûtent ?

— Les gens et moi-même…

— Tu regrettes ce que tu as fait ?

— Je regrette d’avoir été obligée de le faire, et je regrette, plus encore d’avoir échoué.

Hervé retira son poignet et ce fut lui qui saisit la main d’Agnès.

— Je t’aime assez en femme triste, ça te rend plus humaine.

— Ce que tu peux être conventionnel, dans ton genre, soupira la jeune femme.

— Moi ! se récria Hervé, profondément choqué.

— Toi, oui ! Tu te prends pour un garçon d’avant-garde, et tu n’es qu’un affreux petit Savoyard transplanté !

— Je te remercie !

— Tu étais fait pour vendre du drap, ou plutôt pour diriger une entreprise de fumisterie ! De tes ancêtres ramoneurs il te reste encore de la suie sur le cœur !

— C’est pour m’obliger à foutre le camp que tu me provoques ? demanda brusquement Hervé. Si tu veux que je file, tu n’as qu’à le dire.

— Allons, je plaisante !

— Je n’aime pas quand tu plaisantes, Gnès, ça fait trop mal.

Elle prit la théière qu’on venait d’apporter, versa quelques gouttes de thé dans sa tasse pour en vérifier la couleur et, ne le jugeant pas à point, l’abandonna un instant.

— Tu veux vraiment que je remette de l’argent à ces crapules ? questionna-t-elle en baissant le ton.

— Je l’exige, dit Hervé. C’est la rançon de ton micmac.

Elle évita de le regarder pour ne pas lui montrer la fureur que distillaient ses yeux.

— Sinon, tu dis tout à mon mari ?

— Je dis tout à ton mari, parfaitement.

— C’est-à-dire que tu es mon amant ?

— Et qu’en outre je suis ton tueur à gages…