Cette fois elle prit la théière sans vérifier son contenu et emplit les deux tasses d’une main qui ne tremblait pas.
— Je me demande si tu as toute ta raison, mon pauvre Hervé.
— Là n’est pas la question, fit le jeune homme.
Il était farouche et surexcité par sa rébellion. Une espèce de joie un peu malsaine l’animait.
— Tu paieras !
— Naturellement, soupira-t-elle.
— Merci, Gnès.
— Il faut que je téléphone à ma banque ; je voudrais savoir à quelle heure ferment les guichets car si je pouvais retirer l’argent aujourd’hui…
— La caisse des banques ferme à quatre heures, la renseigna le jeune homme.
— Pas celle de la mienne. C’est une banque canadienne dont les horaires ne sont pas pareils à ceux des autres.
Elle prit un carnet d’adresses à couverture de crocodile dans son sac à main et le feuilleta.
— Sois gentil, va demander le renseignement pour moi, dit-elle, d’un air las.
Hervé nota le numéro et se leva. Agnès qui le suivait du regard poussa un soupir.
Quand il revint, son visage reflétait le plus grand contentement.
— Tu as jusqu’à six heures…
Il regarda sa montre.
— Tu vas pouvoir y passer aujourd’hui. Tu vois, c’est un signe du destin !
Agnès avait des larmes plein les yeux.
— Tu pleures ! s’étonna Hervé.
— Tais-toi, supplia-t-elle en s’assurant que personne n’avait entendu cette exclamation de son compagnon.
Ils restèrent un instant sans parler. L’émotion de sa maîtresse le gagnait. Il s’apercevait que tous leurs débats étaient stériles… Agnès et lui étaient prisonniers de leur destin, comme deux poissons dans un aquarium.
— La vie me dégoûte, assura-t-il en vidant sa tasse de thé à petites gorgées. Il y a des moments où je lui trouve une de ces tronches !
Il reposa sa tasse vide…
— Si je te disais, Gnès, lorsqu’il m’arrive de retourner à Chambéry, je rencontre d’anciens copains à moi. Certains sont dans les postes, ou bien représentants… Mais, ma parole, ils ont l’air heureux !
— Ils ont l’air heureux parce qu’ils le sont, dit Agnès.
— Tu crois ?
— Mais oui ! Le bonheur, soupira Agnès… Ce n’est guère qu’un manque d’ambition… Paie, ajouta-t-elle…
Il fit signe à la serveuse et questionna :
— Que faisons-nous maintenant ?
— On se sépare ! décréta la jeune femme.
— Mais !
— Ah ! non, protesta-t-elle ; je paie, mais je veux en revanche garantir ma sécurité…
— Nous nous revoyons quand ?
— Dans quelque temps, lorsque tout ira mieux. Vois-tu, Hervé, l’amour n’est bon que lorsqu’on a l’âme en paix.
— Alors il me semble que je ne le referai jamais ! assura le garçon en tendant un billet de mille francs à la serveuse.
— Où vas-tu ? demanda-t-elle.
— Aucune idée !
— À Chambéry ?
Il y avait déjà songé, mais il protesta cependant comme s’il trouvait l’idée saugrenue.
— Tu es folle !
— Pourquoi n’irais-tu pas embrasser ta mère, ça lui ferait plaisir…
Il haussa les épaules.
— Je verrai…
Ils sortirent et se séparèrent sur le trottoir. Ce fut très simple, à peine émouvant. Ils se serrèrent la main, comme deux personnes qui n’ont plus rien à se dire, plus rien à se donner.
28
Lorsque Agnès eut tourné l’angle de l’avenue de l’Opéra, Hervé sentit s’accentuer sa mélancolie. Paris lui parut inquiétant. De gros nuages s’accumulaient au-dessus de la capitale, gommant le soleil et répandant sur les rues une ombre oppressante.
Etait-ce un symbole ?
Il se mit à marcher, s’arrêtant devant la façade des cinémas, par habitude, pour regarder les photographies des films. Il était sombre comme le temps.
La foule qui l’entourait l’écœura. Ces gens pressés lui faisaient pitié. Pourquoi galopaient-ils de la sorte, de métro en taxis, comme affolés par l’idée d’arriver en retard là où ils allaient ?
Maintenant qu’il avait obtenu gain de cause avec Agnès, il avait honte de sa victoire. Agnès allait verser de l’argent. Acheter du silence ! Cet odieux marché le rendait triste. D’autant plus qu’elle avait raison : ça ne servirait à rien.
Les bandits reviendraient un peu plus tard, dans quelques semaines ou dans quelques mois. Et dans l’intervalle, leurs dents auraient poussé.
Il musarda un moment sur les boulevards, s’arrêta devant un hors-bord exposé dans une vitrine. L’appareil le fit songer au dinghy qui ronronnait sur la Marne, devant son auberge, tirant le bel athlète bronzé, tandis qu’il tenait Agnès dans ses bras.
Lorsqu’il pensait aux choses passées, elles devenaient belles, tentantes… Le temps leur conférait une grâce qu’elles ne pouvaient jamais avoir au présent.
Sa lugubre promenade dans Paris connaîtrait-elle demain la même radieuse transfiguration ? Il se promenait, le cœur ouvert, béant de désespoir ; mais la magie des lendemains ferait peut-être de ce chagrin pourri un souvenir de qualité, auquel il lui arriverait de se raccrocher pour supporter d’autres présents nauséeux.
Dans la vitrine scintillante, il regardait le hors-bord blanc sur lequel était peint un gigantesque numéro noir ; mais il voyait aussi Paris, sa foule processionnaire dont le reflet troublait la grande vitre…
« Pourquoi ai-je aussi peur ? », se demanda soudain Hervé… Cette question le déconcerta. Il devait aller jusqu’au bout de son raisonnement pour en extraire la moelle. D’abord, de quoi avait-il peur ? D’un trio de voyous ! Que craignait-il d’eux ? La mort ? C’était invraisemblable. Ces gens n’allaient pas le tuer, risquer le bagne pour venger un vieux clochard estourbi… Alors, il risquait de prendre des coups. Mais on guérit des coups !
Le propriétaire du magasin l’examinait, de l’autre côté de la vitrine. Voyant son attention soutenue, il pensait que ce jeune homme élégant avait très envie du bateau et il l’attendait, près du hors-bord, avec l’air souverain d’un potentat. Aussi, lorsqu’il vit Hervé partir précipitamment, se mit-il à douter de son pouvoir.
Le garçon courait à une file de taxis. Il s’engouffra dans l’une des voitures en stationnement.
— Hôpital Beaujon ! ordonna-t-il.
Il avait toujours la lettre sur lui. Il la déplia une fois de plus.
Monsieur Lucien Valmy, Hôpital Beaujon, salle B, vous serait reconnaissant de lui rendre visite le plus tôt possible.
Depuis combien de temps avait-il reçu cette lettre ? Bien des jours ? Il essayait de faire des calculs, mais s’y perdait.
« Pourvu que je n’arrive pas trop tard, songeait-il… Pourvu qu’il soit temps… » Il voulait voir Valmy, puisque celui-ci souhaitait le rencontrer. Pourquoi avait-il tant tardé ? Il avait perdu des jours à trembler à cause de ces gangsters… Si c’était de l’argent que voulait le clochard, il n’y aurait rien de changé à la situation, mais ce pouvait être autre chose. La dernière chance d’Hervé, c’était précisément que ce fût autre chose !
Le taxi stoppa devant la vaste entrée de l’hôpital. Hervé considéra les immenses bâtiments et frissonna. Il imaginait la Russie nouvelle comme cela : titanesque, brune, géométrique…