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Valmy venait d’escorter Jeanne au salon. Il s’assit dans un fauteuil et se prit le front.

— Vraiment ?

— Oui… Il paraissait tenir absolument à vous voir…

— Vous lui avez dit que j’étais ici ?

— Voyons, Lucien, vous plaisantez ! Je lui ai seulement promis de vous faire part de sa visite si je vous voyais.

Elle ajouta, prudente :

— Il vous attend chez lui, Lucien…

Comme il ne bronchait pas, elle demanda :

— Qui est ce garçon ?

Elle n’avait pas de ces audaces, en général. D’un commun accord, ils ne se questionnaient presque jamais. Chacun vivait avec sa part de secrets.

— Je l’ignore, repartit Valmy.

— Comment, vous écrivez à quelqu’un que vous ne connaissez pas ?

— Je lui ai écrit parce que je sais que lui me connaît, et je voulais savoir quel dénominateur commun avait permis à nos routes de se croiser…

— Et vous ne le voulez plus ?

C’était précisément ce qu’était en train de se demander Valmy. À l’hôpital, tandis qu’il flottait au-dessus du sol, il voyait les choses différemment. Mais maintenant il n’éprouvait plus du tout de curiosité.

— Je pense que non, répondit-il enfin… Il est trop tard, il aurait dû venir tout de suite à mon appel.

— Il n’a peut-être pas pu ?

— De toute façon, le résultat est le même, je n’ai plus envie de le voir, Jeanne.

— Il est très sympathique, en tout cas, dit-elle.

— Vraiment ?

Elle voulait tisonner l’intérêt de Valmy, rallumer en lui quelques brandons de curiosité. Son apathie lui était presque pénible.

— Comment est-il ? demanda le Notaire pour lui faire plaisir.

— Joli garçon. On dirait un enfant… Un enfant du dimanche.

— Pourquoi un enfant du dimanche ? sourit Lucien.

— C’est une expression que je suis peut-être seule à comprendre… Pour moi, un enfant du dimanche, c’est un gosse blond qui s’ennuie.

— Il est blond ? demanda Valmy.

— Oui. Et il a les yeux tristes…

Le Notaire hocha la tête.

— C’est curieux, Jeanne… Vous avez envie que je le rencontre.

Elle secoua la tête, puis s’immobilisa, la bouche entrouverte.

— C’est vrai, il me semble que cette entrevue serait profitable pour vous et pour lui ! Oh ! c’est là une simple impression féminine…

— Eh bien ! alors, je vais le voir, décida Valmy.

— Voulez-vous que je lui demande de venir ici ?

— Non ! Je vais aller chez lui.

— Mais vous n’êtes pas encore sorti, Lucien.

— Ça me paraît une bonne occasion pour commencer, non ?

— Je peux vous accompagner ?

— Oui, à condition que vous m’attendiez près de son domicile… Je tiens à lui parler seul à seul.

— Comme vous voudrez !

Valmy dénoua la ceinture de sa veste d’intérieur. Jeanne lui prit le vêtement des mains et s’en fut l’accrocher au portemanteau.

Valmy s’approcha de la fenêtre. Ficelle était en arrêt devant le bistrot et contemplait la femme blonde affalée derrière son comptoir. Il avait de plus en plus envie d’entrer.

— Nous partons ? demanda Jeanne en apportant à son hôte son veston de ville qu’il n’avait mis qu’une fois jusqu’ici, pour sortir de l’hôpital.

— Attendez ! dit Lucien.

— Que regardez-vous ?

Il lui désigna Ficelle.

— Il guette ?

— Depuis quatre heures de l’après-midi !

— Donc, vos anciens amis se doutent de quelque chose ?

— Je suppose…

— Si vous alliez carrément lui dire de cesser ce petit manège agaçant ?

— Non, ce n’est pas possible, affirma Valmy en secouant la tête.

— Pourquoi ?

— Je ne me sens pas capable de parler à cet homme. Pour lui, comprenez-vous, rien n’est changé. En me voyant, il me sautera dessus, me tutoiera, me congratulera… Il ne comprendra pas que pour moi il n’est qu’un horrible souvenir dont je doute déjà ! Un cauchemar !

— Oui, mais alors ?

— Attendons, il va entrer dans le café, ça fait plus de deux heures qu’il en a envie…

— Vous croyez ?

— Tenez, que vous disais-je ?

Ficelle venait de plonger dans le petit établissement. Sa conscience lui en avait interdit l’accès pendant ces deux longues heures de guet. Mais il avait trouvé des arguments capables de réconcilier sa soif et sa conscience. Le clochard s’était dit qu’il ne lui faudrait pas longtemps pour commander un Anjou, le boire, le payer et ressortir… Ce serait bien le diable si, pendant ce temps-là…

30

Hervé avait eu un moment de réconfort moral en pénétrant chez lui. Le frais studio lui avait fait l’effet d’une main amie, spontanément tendue. Il avait retrouvé tous les objets familiers à leur place… Les débris du vase de Picasso, qui jonchaient encore le parquet, n’avaient pas réussi à saper son optimisme renaissant. Il les avait ramassés patiemment, à genoux sur le tapis. C’est en se redressant qu’il avait ressenti une douleur fulgurante dans le ventre. Ç’avait été si intense et si fugace qu’il avait cru à un faux mouvement. Il fit quelques exercices d’assouplissement sans retrouver ce mal. Rassuré, il mit la radio en marche, alla donner un tour de clé à la porte et s’allongea sur le divan pour réfléchir.

Le poste diffusait une musique de danse, lascive et lénifiante. D’ailleurs, l’émission s’appelait « Pour danser ». Hervé ferma les yeux. Il n’avait pas sommeil, et pourtant il sombra dans un état second qui déforma la réalité sans la rendre séduisante. Il avait l’impression de se trouver sur sa barque, celle-ci tournoyait lentement dans un tourbillon invisible. La Marne coulait, calmement, mais sur cette eau paisible, l’embarcation accentuait sa rotation.

Hervé s’efforça d’ouvrir les yeux. Il n’en avait pas le courage.

Une lassitude infinie le rivait sur ce divan-barque… Très loin, en lui, des pensées logiques grouillaient.

« Je suis malade, songeait-il… Je suis malade et je ne souffre pas… »

Une nouvelle lancée, féroce comme la première, lui fouilla les entrailles. Cette fois, il se redressa, le regard exorbité par la souffrance. Il voulut descendre du divan, mais il ne sentait plus ses jambes.

« Mon Dieu, je suis paralysé… Qu’est-ce qui m’arrive ? »

Son pouls vrillait ses poignets avec rage. Il se sentait le front en feu, et pourtant ses jambes semblaient prises dans un bloc de glace.

La même phrase lui martelait l’entendement.

— Je suis malade ! Je suis malade !

Il se la répétait de plus en plus vite, au rythme de ses pulsations.

— Je suis malade !

Etait-ce une attaque de poliomyélite ? Il recherchait éperdument les symptômes de la cruelle maladie… Il y eut une trêve dans cette souffrance insolite. Il put bouger les jambes. En titubant, il se rendit dans la salle de bains et jeta deux comprimés d’aspirine dans un verre. À peine eut-il avalé le médicament qu’il fut pris d’un tremblement convulsif si fort qu’il lâcha son verre. Au bruit que fit l’objet en éclatant sur le carrelage répondit un autre bruit : celui de la sonnette d’entrée. L’annonce d’une présence derrière la porte le soulagea.

Peu lui importait que ce fussent les gangsters. Il n’avait plus peur d’eux. Au contraire, ils lui semblaient rassurants par rapport à son mal.