S’appuyant aux murs, il gagna la porte. Il pensa ne jamais pouvoir actionner la clé. La tige de fer semblait scellée dans une muraille. Il s’essouffla, se crispa, parvint enfin à la tourner dans la serrure. La porte s’entrouvrit. Hervé trouva en face de lui un monsieur à l’air distingué et grave, vêtu de gris.
— Monsieur Vosges ? demanda le visiteur.
Hervé fit un signe de tête. L’homme entra, sans le quitter des yeux.
— Vous me reconnaissez ? demanda-t-il.
— Non, geignit Hervé.
— Le Notaire !
La surprise intense ressentie par Hervé réussit à supplanter sa souffrance pendant quelques secondes.
Il contempla l’arrivant. C’était en effet le Notaire, mais il croyait être victime de sa fièvre.
— C’est vous, n’est-ce pas, qui avez voulu me tuer ?
— Non ! non ! C’est elle qui a voulu, balbutia Hervé… Moi je… Moi je…
Il défaillit, avança un bras et s’agrippa à Valmy.
Ses jambes étaient de nouveau prises dans la glace. C’est alors seulement que Valmy réalisa l’état dans lequel se trouvait son « meurtrier ». Il avait pensé que la mine défaite du garçon était due à son trouble. En fait, le jeune homme était malade. Très malade.
Il le soutint jusqu’au divan où Hervé bascula, le front en sueur.
Valmy le regarda geindre, se demandant ce qui se passait et ce qu’il convenait de faire. C’était donc ce beau jeune homme blond au visage romantique qui l’avait frappé, une nuit, sauvagement. Le Notaire ne pouvait le croire. Il se laissait surprendre par les trompeuses apparences, se disait que c’était impossible, qu’il devait y avoir à la base de tout cela un effarant malentendu.
— À boire ! supplia Hervé.
Valmy regarda autour de lui, désemparé. Il vit la porte de la salle de bains ouverte, y entra pour chercher un verre d’eau. Mais lorsque Hervé but, il crut avaler du vitriol. Le breuvage lui embrasait le tube digestif.
— Ce n’est pas de l’eau ! protesta-t-il d’un ton mourant.
— Mais si, voyons ! protesta mollement Valmy.
L’ancien clochard se pencha sur Hervé.
— Qui a voulu me tuer ? demanda-t-il.
Son interrogatoire en pareilles circonstances était quasi inhumain. Mais il avait besoin de savoir.
— Agnès, fit Hervé.
Le prénom renseigna Valmy mieux que la plus longue des explications.
— Elle ! balbutia-t-il.
Le Notaire s’assit au pied du divan. Il prit sa tête à deux mains et resta un instant comme en suspens loin au-dessus de la vie. Hervé le considérait avec des yeux fous que la fièvre semblait enfoncer dans son visage.
— Je vous demande pardon ! parvint-il à articuler.
Ce chuchotement tira Valmy de sa rêverie.
— Vous êtes malade ? dit-il avec effort.
— Oui.
— Que ressentez-vous ?
— Dans le ventre… Du feu…
Le jeune homme haletait. Une salive mousseuse fleurit la commissure de ses lèvres.
— Mes jambes froides, dit-il encore…
Soudain Valmy bondit. Il s’agenouilla devant Hervé, appuya sa tête sur la poitrine du jeune homme.
— Vous l’avez vue, aujourd’hui ?
Hervé ne répondit pas. Il n’avait plus la force de réaliser le sens des paroles qu’on lui adressait.
Valmy le secoua.
— Je vous en prie, écoutez-moi… Avez-vous vu Agnès cet après-midi ?
— Oui, souffla Hervé.
— Et vous avez bu ensemble ?
Il dut répéter trois fois la question, sur des tons différents. L’agonisant restait prostré, avec seulement des contractions spasmodiques, lorsque sa souffrance augmentait. Valmy conjuguait toute sa volonté pour obtenir une réponse. Il lui fallait la confirmation de ses doutes. Il savait déjà, il avait tout compris. Mais il ne pouvait intervenir sans une certitude absolue.
— Vous avez bu ensemble ?
— Oui !
Etait-ce un « oui » ou un soupir ? Le Notaire bondit à la porte. Dans la rue tranquille, noyée par les vapeurs du soir, la fine silhouette de Jeanne errait le long des réverbères.
— Jeanne !
Elle devait espérer cet appel, l’attendre. Elle pressa le pas. La jeune fille cherchait à se composer un sourire neutre ; celui qu’adoptent les gens qu’on prie d’intervenir dans une discussion dont ils ignorent les tenants et les aboutissants.
— Filez à la pharmacie ! dit le Notaire.
— À la pharmacie ?
Elle s’attendait si peu à une telle requête qu’elle en oubliait d’éteindre son sourire emprunté.
— C’est urgent, ce jeune homme est empoisonné.
Valmy se tut un instant, pour rappeler ses souvenirs. Il cita le nom d’un médicament.
— Attendez, fit-il.
Etait-ce bien cela ?… Il décida que oui.
— Vite ! Vite ! supplia-t-il, c’est une question de minutes…
— Ne ferait-on pas mieux de…
— Pour l’amour de Dieu, allez ! ordonna-t-il.
Il revint dans l’appartement. Hervé gisait dans une attitude convulsée. Son souffle était court et chacune de ses expirations se terminait par une plainte. Une sueur glacée ruisselait sur son front, le long de son nez, et s’accumulait au-dessus de sa lèvre.
Le temps semblait très long à Valmy. Il marchait dans le studio, fouaillé par le bruit désespérant de cette agonie. De temps en temps, il s’arrêtait près du divan pour voir où en était le jeune homme.
Il se sentait pris d’une vaste pitié pour ce grand garçon qui avait voulu l’assassiner…
Lorsque Jeanne revint, apportant le médicament demandé, Hervé ne bougeait plus et respirait par saccades.
— Mon Dieu ! soupira la jeune fille en le découvrant dans cet état, il est perdu !
Sans répondre, Valmy déboucha le flacon et délaya la poudre blanche qu’il contenait dans de l’eau.
— Le pharmacien ne voulait pas m’en délivrer sans ordonnance, fit Jeanne, j’ai été obligée de lui montrer ma carte d’infirmière en lui disant…
Elle parlait pour faire du bruit, pour chasser la mort sournoise que le Notaire et elle devinaient présente dans la pièce.
— Aidez-moi ! ordonna Valmy.
C’était son premier acte d’homme depuis des années. Son premier geste utile. Il desserra les dents crispées d’Hervé avec un couteau et, tandis que Jeanne le soutenait, il lui fit avaler le contenu du verre. Le liquide épais s’écoulait mal dans cette gorge inerte. Aucune contraction n’aidait à la déglutition.
— Vous versez trop vite, dit Jeanne. Essayons avec une cuillère à café.
En quelques minutes, elle parvint à faire absorber à l’agonisant l’antidote préconisé par Valmy.
— Il faut attendre, maintenant, dit farouchement ce dernier.
Il croisa ses mains et fit craquer ses jointures pour se détendre les nerfs.
— Il s’est suicidé ? demanda Jeanne.
— Non, dit Valmy.
— Mais alors ?
Il ne répondit pas.
Jeanne surveillait le comportement du malade d’un œil professionnel. Elle le jugeait perdu. Son visage avait pris une vilaine couleur cuivrée qui le rendait méconnaissable. Que restait-il donc du beau jeune homme triste entrevu deux heures auparavant ?
Son nez était pincé, ses joues et ses tempes s’étaient creusées. Ses lèvres rentraient à l’intérieur de la bouche comme s’il les eût aspirées.
— Il faudrait appeler un docteur ! murmura-t-elle.
Valmy secoua la tête.
— Un médecin ne pourrait rien faire de plus.