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— Qu’en savez-vous ? reprocha-t-elle.

Sa probité professionnelle était révoltée par l’assurance de Valmy.

— Nous lui avons administré le seul antidote convenant au poison qu’il a absorbé.

— Vous connaissez donc ce poison ?

— Je le connais…

Elle se leva, marcha un peu, sans bruit, au divan à la fenêtre. Le jour s’éteignait. Les réverbères commençaient à vraiment remplir leur office. Jeanne vit des gens rentrer chez eux, la journée terminée… Des gosses se bousculaient. L’un d’eux laissa tomber un gros pain qu’il portait ; il le ramassa et se mit à picorer de grosses miettes dans l’entaille formée par le choc.

— Lucien, si ce garçon a été empoisonné comme vous l’affirmiez, il faut prévenir la police !

— Nous préviendrons la police seulement s’il meurt, fit sourdement Valmy.

Elle avait une question à poser. Une question délicate.

— Vous connaissez aussi son assassin ?

— Oui.

Elle n’insista pas. Lucien Valmy et ses mystères composaient un univers très à part, dont elle ne pouvait franchir le seuil. Il fallait le laisser décider, lui obéir… Un jour, peut-être, la vérité viendrait récompenser sa patience…

Elle s’abîma dans la contemplation de la rue, essayant de s’abstraire de cette chambre où mourait un grand gamin blond.

Dehors, le monde ignorait ce drame. Une vieille concierge venait de traîner une chaise d’osier sur le seuil de son immeuble, afin de savourer la langueur du crépuscule. Un monsieur à lunettes, en bras de chemise et coiffé d’un béret, promenait doucement un petit chien qui boitillait en reniflant le soubassement des maisons.

— Lucien, demanda-t-elle sans se retourner, que devons-nous faire ?

— Attendre ! répondit-il.

Il s’assit à califourchon sur une chaise, croisa ses bras sur le dossier et se mit à regarder fixement Hervé comme s’il comptait, par ce regard intense, lui transmettre un peu de sa propre vie.

31

Le Dingo regarda sa montre, fit la grimace et brandit son poignet sous les yeux froids de Mattei. Le minuscule cadran indiquait six heures trente.

— Qu’en dis-tu ? demanda le Dingo.

Son mince visage blafard était parcouru de tics. Il clignait ses paupières rapidement, et le coin gauche de sa lèvre pendait.

C’était un être haineux, un méchant instinctif. Il se réjouissait de l’absence de Mme Taride. Il préférait qu’elle s’insurgeât contre le diktat de Tino. On allait avoir de la bagarre. Dans un sens, c’était plus jouissif que le pognon. Avec du fric, on se paie des beaux costards, des filles expérimentées, des whiskies et le ciné ; mais on ne peut pas acheter la souffrance des autres, la vacherie qui réjouit les âmes troubles.

Tino venait de siffler son Ricard sans eau. Il contemplait le paysage peint dans une vaste niche, et éclairé comme par le soleil. Ça lui faisait penser à son village natal accroché sur des rochers, près de Cartège. Il s’abstint de répondre à la question de son acolyte. En lui couvait une colère informe qui l’incommodait. Le Corse était l’homme des grandes décisions, l’homme de la bagarre. Il lui avait fallu beaucoup de volonté pour s’abstenir d’agir plus tôt. Mais quand il avait mis son nez dans cette curieuse affaire, il avait illico reniflé le gros paquet. Rien ne prêche mieux la patience que l’idée de pouvoir bientôt se goinfrer.

— On attend encore ? insista le Dingo.

— Oui, dit Tino. Jusqu’à sept heures ! Les gonzesses sont toujours en retard…

— Tu crois encore qu’elle viendra ?

— Je crois rien, rectifia Mattei ; tout ce que je crois, c’est que si elle carme pas, cette pétasse, elle aura de mes nouvelles.

— Tu permets que je cause ? demanda le Dingo d’une voix prudente.

Un prompt regard de son chef l’encouragea à parler.

— On aurait pas dû lâcher le petit mec. Par lui, on serait arrivé à quelque chose… C’est une petite lope dégonflarde ; tandis que la bonne femme a plus de ressort.

— Tous les ressorts se détraquent, prophétisa le Corse avec humour…

Il fit signe au garçon de renouveler les consommations. Ce bar souterrain du Marignan était un endroit propice au recueillement. On échappait un peu à Paris. Des couples d’amoureux s’y donnaient rendez-vous. Assis côte à côte, un peu gênés par les accoudoirs des gros fauteuils de cuir qui les séparaient, ils essayaient de se chuchoter des mots tendres, en prenant des mines innocentes qui accentuaient leur gaucherie.

Le Dingo désigna impudemment un monsieur chauve qui couvait la main d’une midinette. Il semblait en extase et ne s’apercevait pas que sa conquête louchait sur les épaules du Corse.

— Mords-moi cet enviandé, fit le compagnon de Mattei. C’est-y possible d’être aussi crêpe à son âge ! S’il se figure que sa souris l’a au béguin, il se goure !

Mais le Corse avait d’autres sujets de préoccupations. Il songeait à Agnès. Entre eux, c’était désormais la guerre. Il avait tout de suite flairé en elle l’adversaire de classe. Il la détestait pour son air méprisant, son regard ironique… Pour sa beauté aussi.

— À quoi que tu penses ? s’inquiéta le Dingo.

Le Dingo sortait d’un sana. En taule, il avait contracté une vilaine pleurésie qui n’avait jamais bien guéri. On avait écourté sa peine pour qu’il aille se faire soigner à ses frais. Son mal entretenait dans son corps une fièvre anormale. Malgré les antibiotiques, il pensait qu’il ne ferait pas de vieux os et son rêve c’était de mourir de façon violente, histoire d’emmerder le destin. Pourquoi Tino Mattei l’avait-il pris à la bonne ? Mystère ! Et un mystère que le Corse lui-même eût été en peine d’éclaircir.

Sans doute, en homme fort, avait-il ressenti une obscure pitié pour le petit crevard vicieux.

— Je pense à la gonzesse, avoua Tino.

Il mira les tueurs de topaze de son apéritif. Le parfum de l’anis lui picotait la langue.

— Et qu’est-ce que tu penses d’elle ? insista le Dingo.

— J’aimerais me la faire !

Le Dingo évoqua le corps harmonieux de Mme Taride. Il l’avait entrevue à deux reprises, tandis qu’il surveillait Hervé dans sa retraite de La Varenne. Lui aussi ressentait une sincère admiration pour cette belle créature.

— Je te comprends, dit-il. Le cavillon devait pas s’embêter avec une pouliche pareille.

« Et pourquoi que tu te la ferais pas ? » demanda le jeune truand avec un grand rire tout en canines.

Ils mijotèrent ce rêve charnel, chacun pour son compte personnel, jusqu’à sept heures. Ce délai accordé à l’absente, ils se levèrent sans s’être consultés et remontèrent sur les Champs-Elysées.

Il faisait gris. Des gouttes de pluie s’écrasaient sur les trottoirs.

— Programme ? demande le Dingo.

— Suis-moi ! invita Tino.

Mlle Marthe quittait les bureaux du Consortium Français de Publicité, lorsque les deux truands sortirent de l’ascenseur.

Elle les regarda distraitement, leur trouvant mauvais genre, mais sans s’inquiéter outre mesure.

— Le patron est encore là ? demanda Tino.

La vieille fille fronça les sourcils. Sa figure sans joie prit une expression inquiète que le Corse crut bon de dissiper.

— On a rendez-vous avec lui, dit-il…

— À ces heures, vous êtes sûr ? Je n’ai pourtant rien vu sur son carnet…