— Il vient de nous téléphoner, rapport à sa voiture, mentit le Dingo.
Ce disant, il regarda le Corse d’un air fin, satisfait de son initiative.
Mlle Marthe rouvrit le bureau.
— Je vais vous annoncer. C’est de la part ?
— On s’arrangera seuls, vous tracassez pas, trancha Tino.
— Mais pas du tout ! Je…
Le Corse regarda les multiples portes de verre qui cernaient le hall d’entrée.
— M’sieur Taride ! hurla-t-il.
L’une des portes s’ouvrit, Henri parut.
À cette heure, il préparait son planning du lendemain. Il aimait s’attarder dans ses locaux vides après le départ des employés. Il était en manches de chemise, la cravate dénouée, une pipe entre les dents.
— Qu’est-ce que c’est que ces façons ? aboya-t-il.
La secrétaire, consternée, lui adressait des mimiques affolées.
— C’est vous, Taride ? demanda le Corse.
— Qui êtes-vous ? coupa le publiciste.
— Un ami qui vous veut du bien, ricana le Corse.
Il se tourna vers la vieille fille.
— Ça va, mon lapin, taillez-vous, fit aimablement le Dingo.
Le Corse s’était approché de Taride.
— Excusez l’entrée en matière, murmura-t-il, mais on est en rogne. On voudrait vous causer de votre femme. On a des trucs passionnants à vous dire sur elle.
Taride se rembrunit.
— Laissez-nous, Marthe, lança-t-il à sa fidèle secrétaire.
Elle protesta.
— Je n’aime pas la façon de ces messieurs… Voulez-vous que j’aille prévenir un agent ?
— Et puis quoi encore ! tonna le Corse.
Et se tournant vers Taride :
— Elle vous prend pour un peigne-cul ! Un type comme vous, c’est carrément au préfet de police qu’il s’adresse en cas de besoin, non ?
— Voyons, Marthe, je vous dis que vous pouvez partir…
— J’ai du travail à terminer, trancha-t-elle en s’asseyant avec détermination derrière son bureau.
Taride sentit que la scène tournait au grotesque.
— Entrez ! dit-il aux arrivants.
Ils pénétrèrent dans le luxueux bureau, vaguement intimidés par l’atmosphère de ce lieu qui leur était étranger.
— Asseyez-vous !
Le Dingo s’approcha de la vaste baie munie de stores en plastique. Il abaissa l’une des lattes avec le doigt et se gava de la perspective plongeante sur le carrefour Champs-Elysées-Georges-V.
Le Corse s’installa dans un fauteuil, posa son chapeau sur le sommet de son genou, suivant une vieille habitude.
Il était très fier de ses chaussettes vertes à rayures rouges et les montrait quand l’occasion se présentait.
— Je vous écoute, dit Taride.
L’homme d’affaires se sentait mal à l’aise. Il devinait que ces types louches lui apportaient du malheur. Il savait qu’il aurait dû les chasser sans les entendre après une pareille intrusion chez lui, mais la tentation de savoir était trop forte. Il essayait de compenser sa faiblesse en prenant une attitude blasée, teintée d’impatience.
— Je n’irai pas par quatre chemins, prévint Tino, nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ?
— Ensuite ! trancha Taride.
Le Corse toussota. Il regrettait de n’avoir pas demandé à Taride un rendez-vous dans un quelconque bistrot où il aurait pu parler plus à son aise. Ce vaste bureau au mobilier nucléaire lui faisait perdre une grosse partie de ses moyens.
— Nous ne sommes pas des anges, poursuivit Mattei.
— Ça se voit, dit Taride. Après ?
— Nous avions puni un jeune gars pas franco… Pour tout dire, nous l’avions mis à l’amende…
— Ça ne m’intéresse pas.
Le Corse donna un coup de poing sur le bureau. La morgue de son interlocuteur le mettait en rogne.
— Ce qui va vous intéresser, c’est de savoir que le micheton que je vous dis est l’amant de votre femme !
Taride devint très pâle et se dressa. Il mit la main sur l’appareil téléphonique.
— Si vous ne sortez pas immédiatement, j’appelle la police, prévint-il.
— Bon, appelez-la, soupira Tino, voulant jouer le tout pour le tout. Si vous aimez le scandale, libre à vous…
— Sortez ! répéta le publiciste.
Mattei avait préparé une photographie d’Agnès embrassant Hervé. Il la déposa sur le sous-main.
— Si vous jetiez un petit coup d’œil sur ce travail d’amateur, vous verriez que je vous bidonne pas, m’sieur Taride !
Henri baissa les yeux sur la photographie. L’image lui fit mal et le rendit incrédule.
Abandonnant tout respect humain, il la prit pour mieux la regarder. C’était bien sa femme qui baisait les lèvres d’un partenaire inconnu.
Il ne pouvait éloigner de sa vue le rectangle de papier glacé. Depuis son mariage, la pensée qu’Agnès pût le tromper ne l’avait jamais effleuré. Lorsqu’ils sortaient, elle était toujours si digne, si réservée, acceptant les hommages des hommes comme une reine accepte un bouquet, avec une sorte de dédain amusé… Il avait sa femme dans des soirées mondaines, dans des bals, à des chasses… Agnès ne le quittait jamais. S’il lui arrivait de danser avec un autre homme, elle ne le faisait jamais plus d’une fois. Son attitude la faisait même passer pour frigide auprès des amis de Taride.
— À quoi rime tout cela ? demanda-t-il.
Le Dingo gloussa parce qu’il venait d’assister à une collision entre deux voitures, devant le Fouquet’s. Il se retourna pour raconter l’accident, oubliant où il se trouvait. L’attitude tendue des deux hommes le rappela aux réalités.
— Ecoutez-moi, fit Mattei, nous tenons à toucher l’amende infligée (il fut content du mot) au jeune gars en question. Mais il est fauché. Nous sommes allés voir sa maîtresse, puisqu’elle l’entretient… Elle nous a envoyés rebondir et n’est pas venue au rancart qu’on lui avait fixé.
— Pourquoi vous adresser à moi ? demanda Taride.
Il était sensible, malgré son effondrement, au côté inimaginable de l’aventure…
Tino se dressa, et, prenant appui sur ses deux poings posés sur le bureau, il lâcha dans le nez de son interlocuteur :
— Parce que, si l’amende n’est pas payée, on fout en l’air le type en question. Et si on le fout en l’air, il y aura gros boum dans la presse sur ses relations. Aux assises, on n’étouffe jamais beaucoup les coucheries… Ça paraît tellement mince à ce degré-là, hein ? Que vous soyez cocu, c’est une chose courante. Mais qu’on en parle dans tous les journaux de France, c’est moins drôle… Si vous craignez ce genre de publicité, vous qui en vendez, payez l’amende…
Taride eut un rire amer.
— En conclusion, vous me demandez de l’argent pour ne pas tuer l’amant de ma femme ?
— Exactement ! fit Tino. À première vue, ça semble cocasse, pas ?
— Très !
— Mais quand on réfléchit, ça se défend…
— Et vos exigences sont de ?…
— On avait demandé quatre briques à votre dame… Mais si vous décidez de casquer, on s’entendra… Entre hommes, je vous l’ai déjà dit, on s’entend toujours…
32
Lorsque Taride rentra chez lui, il suffit d’un seul regard à Agnès pour comprendre que les gangsters avaient rendu visite à son mari. Henri avait dans toute sa personne une froideur inaccoutumée. D’ordinaire, c’était un homme trépidant, plein d’élans, qui pensait que la politesse commence par un sourire.