Ce soir-là, il était sombre et muet.
Il embrassa son épouse, en s’efforçant de paraître naturel, mais elle eut conscience de l’effort qu’il faisait pour se dominer.
L’arrivée d’Eva recula l’instant des explications. Ils passèrent à table sans parler. Taride voulait contenir l’orage qui grondait dans son âme. Agnès essayait de retrouver ses gestes rituels, mais elle s’apercevait que le naturel quotidien ne se compose pas, même lorsqu’on est une femme subtile.
— Tu en fais, une tête, Henri ! remarqua Eva en attaquant son assiette de crudités.
Il aurait voulu répondre quelque chose de désinvolte, mais ne le put. Les mots ne passaient pas. Une grosse boule cotonneuse lui obstruait le gosier, l’empêchant également de manger.
Il regardait sa femme, à la dérobée. Il avait envie de lui envoyer son couvert au visage… Envie de la gifler jusqu’à ce que le bras lui en tombe et de la jeter dehors.
— Ce sont les affaires qui ne marchent pas ? poursuivit Eva.
Elle reçut sous la table un coup de pied de sa mère. Elle regarda Agnès, et eut la révélation de ce qui se passait. Elle avait un rôle délicat à jouer… Aussitôt elle se rembrunit. Eva en voulait à Agnès de tromper son beau-père, mais elle lui en voulait surtout d’avoir mijoté cette parade. Ce complot lui paraissait avilissant. C’était duper deux fois Taride. Cependant, elle avait trop d’amour et d’admiration pour sa mère. Elle ferait n’importe quoi pour la préserver de la catastrophe.
Taride se leva tout à coup, à bout de nerfs. Il jeta sa serviette sur la table et quitta la pièce. La porte claqua.
— Il sait ? demanda Eva.
— Je suppose.
Agnès mit la main sur l’épaule de sa fille.
— Pense à ce que je t’ai eût, ma choute. Si Henri veut divorcer, je disparais.
— C’est du chantage ! protesta Eva, indignée, comment peux-tu me dire une chose pareille, à moi ta fille !
— C’est une décision irrévocable ; il est bon que tu en sois sûre !
— Pas besoin d’employer ces moyens-là, maman, dit la jeune fille ; je t’aiderai toujours sans que rien m’y contraigne !
Agnès embrassa sa fille et partit à la recherche de son mari. Elle le trouva dans son cabinet de travail. Henri venait de se verser un whisky. Elle songea que c’était une très bonne chose. L’alcool le rendait bavard. Tant qu’un homme se tait, il est dangereux ; mais dès qu’il parle, on le reprend.
Elle adopta un maintien digne, un ton solennel pour demander :
— Ah ! ça Henri, pouvez-vous m’expliquer votre attitude ?
Il but son verre d’un trait. Immédiatement, deux taches rouges marquèrent ses pommettes. Il s’approcha de sa femme et la regardant droit dans les yeux lança :
— Salope !
Agnès eut un sursaut. Elle donna un soufflet à son mari.
L’homme d’affaires connut un début de déroute. Il ne s’attendait pas à une telle réaction.
— Etes-vous fou ? lâcha sèchement Agnès.
Taride sortit de sa poche la photographie compromettante.
— Dont acte ! dit-il.
Agnès s’empara de l’image sans trembler et la regarda comme si c’eût été pour la première fois.
Puis elle la rendit à Taride.
— En quoi cette photo de ma fille dans les bras d’un homme vous autorise-t-elle à m’insulter ?
— Votre fille ! tonna Henri…
— Mon Dieu, dit Agnès, je ne vois pas qui ce pourrait être d’autre. Il n’est pas besoin que je fasse appel à la voix du sang pour reconnaître Eva…
Taride ne sut plus que dire. Il prit la photographie, la regarda encore, mais cette fois avec les yeux du doute.
Il secoua la tête.
— Très fort, Agnès… Mais vous ne m’abuserez pas : c’est vous qu’on a prise dans cette pose compromettante ! D’ailleurs, je le sais.
Le regard indéchiffrable d’Agnès erra un instant sur l’homme en colère. Que savait-il ? Les gangsters lui avaient-ils fourni des renseignements qui détruisaient son plan ? Peu importait : elle avait emprunté un chemin qui ne lui permettait plus de revenir en arrière.
Elle entrouvrit la porte du bureau.
— Eva ! cria-t-elle.
La jeune fille, qui se tenait prête, arriva.
— Oui ?
Agnès ramassa l’image et la montra à sa fille.
— Tu reconnais ?
Eva baissa la tête.
— Les salauds ! murmura-t-elle.
— De qui parles-tu ? demanda Taride.
— Des types qui t’ont montré cette photo. Ils essayaient de me faire chanter… Je pensais que ça n’était pas sérieux.
— C’est donc toi ?
— Comment, c’est moi ? demanda Eva, angélique, en feignant de ne pas comprendre qu’un doute puisse subsister.
— Je croyais…, commença Henri.
Mais il renonça à en dire plus. Si par miracle, le cliché représentait vraiment Eva, il était superflu de lui faire part de sa méprise initiale.
Il reprit l’image… C’est alors seulement qu’il remarqua la bague d’Agnès au premier plan. Il saisit rapidement la main de sa femme. Seule, l’alliance sertie de diamants brillait à son doigt.
— Qu’avez-vous fait de votre bague ? demanda-t-il.
— Voyons, Henri, protesta-t-elle, vous n’avez donc pas remarqué que c’est Eva qui la porte depuis ses dix-sept ans ?
Henri s’empara de la main gauche de sa belle-fille. La vue du curieux bijou lui causa un choc.
Agnès sentit qu’il était à sa merci maintenant.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chantage ? demanda-t-elle sévèrement à Eva.
« Comme elle joue merveilleusement la comédie », pensa tristement l’adolescente.
Elle haussa les épaules.
— Des sales types, des spécialistes, je pense, doivent s’amuser à photographier les couples isolés pour les faire chanter ensuite…
— Pourquoi te ferait-on chanter ? insista Taride.
— C’est vrai, renchérit Agnès, en quoi le fait que tu embrasses un garçon peut-il être compromettant ? Cet homme n’est pas marié, j’espère !
— Non, dit Eva, mais je suppose que ces crapules ont commis une méprise…
— Ah oui ?
— Oui. Ils m’ont dit que si je ne payais pas, ils montreraient la photo à mon mari…
« Bravo ! », pensa avec ferveur Agnès.
Sa fille était digne d’elle. Elle mentait avec une tranquille assurance. Elle avait des trouvailles efficaces.
— Comment ça, à ton mari ? insista Taride.
— Je n’y ai pas attaché d’importance, tu comprends, j’ai bien vu qu’ils se mettaient le doigt dans l’œil…
— Et pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? bougonna le publiciste. On tente de te faire chanter et tu n’en souffles mot !
— Je n’étais pas tellement fière, avoua-t-elle.
Elle regarda sa mère.
— Ce n’est pas très malin de se laisser surprendre ainsi, avoue !
Agnès apprécia la flèche.
— C’est tout simplement grotesque, renchérit-elle.
Taride se sentit gagné par une inexplicable amertume. Il aurait dû se réjouir, et pourtant il était profondément touché. Lorsqu’il croyait sa femme coupable, il ressentait une juste colère ; il avait envie de cogner, faire de l’esclandre… Maintenant, il aurait volontiers pleuré.
— Qui est ce garçon ? demanda-t-il à Eva.
Elle haussa les épaules.
— Un copain…
— Drôle de copain ; tu es sa maîtresse !