— Mais non, fit-elle… Je te jure !
— Ton attitude sur ce cliché le ferait croire…
— Il faut se méfier des photos, trancha Eva, elles sont souvent trompeuses.
Elle quitta le cabinet de travail sans dire bonsoir. Ce mensonge odieux, avec ses détails, son développement, ses ramifications, la navrait. Elle avait honte de sa mère, honte d’elle-même, honte de Taride dont la crédulité avait quelque chose de pitoyable.
Agnès soupira :
— Eh bien, quelle aventure ! Mais comment se fait-il, Henri, que vous ayez cru me reconnaître sur ce cliché ? Eva me ressemble à ce point ?
Il prit la photographie. Un instant auparavant, elle attirait sa rage ; à présent, elle lui rongeait le cœur.
« Que m’arrive-t-il ! Que m’arrive-t-il, Seigneur ! se lamenta-t-il intérieurement. Aimerais-je davantage Eva qu’Agnès ! »
— La ressemblance est frappante, plaida-t-il.
— Tout de même, s’insurgea Agnès, vous auriez pu me faire part de vos doutes d’une façon moins brutale !
— Les hommes qui m’ont apporté cette photo étaient si catégoriques !
— Et vous les avez crus ! Alors il suffit qu’un voyou vienne vous trouver pour que vous preniez ce qu’il vous dit comme parole d’Evangile ?
— S’il ne m’avait pas montré ce cliché, je l’aurais jeté dehors sans l’écouter…
— Il faudrait pouvoir faire arrêter cette crapule !
— C’est bien ce que je vais faire, croyez-moi !
Elle haussa les épaules, sceptique en apparence.
— Avez-vous son nom ?
— J’ai mieux…
Agnès tiqua :
— Vraiment ?
— J’ai rendez-vous avec lui demain.
Elle s’efforça de ne pas trahir son trouble. Ce fut difficile. Elle avait espéré que Mattei avait agi par esprit de vengeance et que son intervention était sans lendemain.
— Rendez-vous avec lui ! s’étonna-t-elle.
— Il veut de l’argent !
— Enfin, c’est insensé ! Voilà un filou qui croit vous apporter la preuve de votre infortune et qui, par surcroît, veut vous soutirer des fonds !
— C’est ainsi !
— Sous quel prétexte, Grand Dieu !
— Pour éviter un scandale. Il prétend que le… l’amoureux d’Eva est impliqué dans une vilaine affaire. Mais ne vous tracassez pas, ma chérie, désormais, le reste me concerne seul.
Elle ne devait pas insister sous peine de réveiller les doutes assoupis de Taride.
— J’aimerais savoir ce que vous avez éprouvé ? questionna Agnès.
— J’ai été très en colère, convint le publiciste.
— Et prêt à me répudier, naturellement ?
— C’est vrai.
— C’est à se demander à quoi sert d’être une épouse vertueuse ! ironisa-t-elle.
Parodiant sa fille, elle se dirigea dignement vers la porte. Taride courut à elle et la prit dans ses bras.
— Vous m’en voulez ?
— Mettez-vous à ma place, riposta la jeune femme.
— Mettez-vous aussi à la mienne, chérie… Je…
Elle s’abandonna contre la poitrine de l’époux crédule. Elle venait d’écarter le danger, d’une façon très provisoire.
— Allons « nous coucher », dit-elle. Je sens que je vais prendre un somnifère pour oublier très vite cet incident odieux.
Il flaira l’invite. Mais il n’avait pas envie de passer la nuit avec elle. Taride était en proie à des sentiments trop confus, trop déprimants, pour céder à ses sens. L’amour, ce soir-là, eût été une espèce d’absolution. Il ne voulait pas absoudre Agnès. Il ne savait pourquoi, mais son ressentiment restait très cuisant. Cela ressemblait à un mal qui se déclare. Un mal aux symptômes imprécis.
— Bonne nuit, murmura-t-il.
Il s’assit lourdement derrière son bureau. Outre les fatigues de la journée, il sentait peser sur lui toutes celles de sa vie.
Il passa la nuit dans son bureau parce qu’il voulait qu’elle eût quelque chose d’exceptionnel. Se coucher, dormir lui semblaient mesquin. Taride avait le respect de son chagrin.
Il but quelques whiskies, ne laissa allumée que la lampe du bureau et, à la lumière de l’abat-jour rose, fit un tour d’horizon. Il n’aimait pas regarder en arrière, mais il atteignait un âge qui incite à se retourner. Sa vie lui paraissait infiniment déserte, cette nuit-là. Qu’avait-il fait au cours de ce demi-siècle d’existence ? Rien de valable. Il avait gagné et dépensé beaucoup d’argent, créé une raison sociale réputée ; mais que représentait ceci ? Jamais il ne s’était senti si précaire. Il avait gaspillé son bref passage en ce monde. Les femmes, les honneurs ? Et après ?…
— Sapristi, si je me mets à cafarder à mon âge, je suis flambé ! se dit-il.
Il regardait encore la photo, pour alimenter sa détresse. Pourquoi Eva se livrait-elle à d’autres hommes ?
Il était jaloux. C’était douloureux, étouffant. Il regrettait cet amour. Drôle d’amour. Impossible amour !
Hier encore, Eva était une petite fille qui ressemblait à une sauterelle, et dont les reparties l’amusaient.
Il finit par s’assoupir dans son fauteuil. Il s’éveilla souvent, à cause de sa position incommode et de la lampe qui brillait. À cause de la fraîcheur aussi. Chaque fois, des pensées noires l’assaillaient, chassées par un nouveau plongeon dans le sommeil.
De bon matin, il s’en fut prendre un bain, se rasa et s’allongea sur son lit.
Lorsque l’heure d’aller au bureau approcha, il s’habilla et prit son petit déjeuner. Il comptait sur le travail pour dissiper son anxiété. Mais le jour neuf ne lui apportait aucun réconfort.
Comme il quittait la table, Eva entra, en pyjama, les cheveux ébouriffés, les paupières gonflées. Elle avait certainement aussi mal dormi que lui.
— Tu n’as pas l’air contente de toi, remarqua Henri.
La jeune fille ne répondit pas.
— Que fais-tu, ce matin ? demanda soudain Taride.
— Rien de particulier.
— Tu es trop oisive…
— C’est les vacances !
— À ta place, je m’occuperais un peu, Eva… Je veux dire je m’occuperais autrement. Passer ta vie à embrasser des hommes, c’est peut-être excitant, mais ça ne mène nulle part.
— Qu’en sais-tu ? trancha-t-elle.
— Allons, ne fais pas la mauvaise tête… Puisque tu n’as rien à fiche, tu vas venir avec moi. J’aimerais connaître ton soupirant, je compte sur toi pour me le présenter.
L’idée parut baroque à Eva, mais séduisante. Depuis que sa mère s’était confiée à elle, elle rêvait de rencontrer son amant. Cette curiosité lui paraissait normale, et même légitime.
— Si tu veux, répondit-elle, heureuse de l’aubaine qui lui permettait de transgresser la promesse faite à Agnès.
33
Lucien Valmy s’était endormi dans un fauteuil, près du divan où reposait Hervé. Cela faisait deux nuits qu’il veillait à son chevet.
Si on lui avait demandé les raisons de ce dévouement spontané, il aurait été bien en peine de s’expliquer. Il se sentait des droits sur Hervé. Or les droits créent des devoirs.
La vie du jeune homme lui paraissait le dernier bien terrestre auquel il pouvait croire encore. Il s’acharnait à la préserver…
La veille, Jeanne s’était fait remplacer à l’hôpital, afin d’assister Valmy. C’était vraiment une curieuse expérience que celle-ci. Elle était arrivée chez un inconnu, à l’agonie, comme une garde-malade chez un client, et elle occupait l’appartement, fouillant les meubles pour y dénicher des linges propres ou des ustensiles ménagers, cuisant, faisant le ménage… Il lui semblait qu’elle avait changé de logis, changé d’existence et de ville. Décidément, Valmy était un bien curieux personnage.