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Mais Valmy ne l’écoutait que d’une oreille distraite. Elle finit par s’en apercevoir.

— Vous semblez bizarre, dit Jeanne, qu’est-ce qui ne va pas ?

Il hocha la tête.

— Ma petite Jeanne, je voudrais vous demander quelque chose, mais vous avez été si merveilleuse avec moi que j’ose à peine formuler ma requête.

— Vous savez bien, Lucien, que vous pouvez me demander n’importe quoi !

Elle rougit, troublée par une pensée coupable.

— Jeanne, répondez-moi franchement ; cela vous ennuierait-il que nous emmenions ce jeune homme dans votre appartement ?

Elle fut déconcertée.

— Mais… pas du tout, Lucien… Par exemple, je ne comprends pas…

— Nous avons eu des visites, ce matin, coupa-t-il.

— Quelles visites ?

— Des amis à lui… Je voudrais le soustraire à son ambiance habituelle jusqu’à ce qu’il soit rétabli, est-ce possible ?

— Mais oui… Seulement je me demande comment nous allons le transporter rue du Chemin-Vert. En taxi, il ne faut pas y songer ! Oh ! j’ai une idée…

Elle s’approcha du téléphone et commença à composer un numéro.

— Je vais demander à Magnin, le chef des ambulanciers, de m’envoyer quelqu’un…

34

Taride traversa le hall en compagnie de Stephan Stephani, le célèbre metteur en scène de cinéma dont il était le chargé de presse. Moyennant un forfait rondelet, Taride entretenait la légende du cinéaste. C’était grâce au mari d’Agnès que des échos extravagants, des anecdotes invraisemblables paraissaient quotidiennement, dans les journaux à sensation, sur le compte de Stephani.

— Ça marche ? demanda Henri à sa belle-fille.

Elle avait passé la journée dans ses bureaux, à classer des press-books sous la haute direction de Mlle Marthe. Ce travail, pourtant fastidieux, distrayait la jeune fille. Elle s’arrêtait pour lire des articles consacrés aux grandes vedettes de l’écran. Isolés dans les grands journaux, ces papiers ressemblaient à des faits divers, mais lorsqu’ils étaient découpés et groupés, leur côté « m’as-tu-vu » transperçait.

— Ça marche, répondit Eva.

Taride eut un sourire comblé. La présence de l’adolescente lui chauffait l’âme. À tout bout de champ, il trouvait un prétexte pour quitter son bureau. Il voulait s’assurer qu’elle était bien là…

— Qui est-ce ? souffla Stephan Stephani, grand consommateur de jeunes filles sur qui s’exerçait la magie du cinéma et qui subissaient la calvitie, l’embonpoint et les caprices de Stephani en échange d’un peu de figuration.

Le coup d’œil infaillible du metteur en scène s’attardait sur ce fin visage de chatte.

— Ma belle-fille, voyons ! Vous la connaissez, Stef ?

— Chère petite fille ! Je me disais aussi !

Le gros homme pétrit la main d’Eva.

— J’étais dérouté de vous trouver derrière ce bureau…

« Elle devient ravissante ! dit-il à Taride. Vous n’avez pas honte de la faire travailler ! Bougre de négrier ! »

— La jeunesse a besoin d’occupation, déclara sentencieusement le publiciste.

Les deux hommes s’éloignèrent en direction de la porte. Taride escorta son illustre client sur le palier et appela pour lui l’ascenseur.

— Mon cher vieux, dit Stephani, votre belle-fille devient un personnage tout à fait intéressant. Curieux comme une petite fille change d’un jour à l’autre, non ? Elle a un visage extraordinaire… Quel regard ! Des yeux qui vous examinent jusqu’au subconscient. Et ce délicieux visage pas terminé… J’adore les figures triangulaires chez les femmes.

— Calmez-vous ! plaisanta Taride, mécontent de cette admiration tapageuse du cinéaste.

Il administra un coup de coude dans le ventre rebondi de son client.

— Pas avec nous ! fit-il.

L’autre joua l’indignation.

— Qu’allez-vous imaginer, Henri ! Je suis sincère. Cette gosse me ravit sur un plan purement esthétique. Savez-vous qu’elle serait merveilleusement le personnage de la petite ingénue perverse de mon prochain film ?

— Pas question. Vous allez me proposer le classique bout d’essai ! Avec l’espoir que ça se termine dans votre lit. Je vous connais !

L’ascenseur venait de s’arrêter et Taride en gardait la porte ouverte pour l’immobiliser à l’étage.

— Ecoutez-moi, Henri, fit Stephani, je ne suis pas un saint, d’accord. J’appartiens à l’espèce, en voie de perdition, des metteurs en scène qui couchent. Mais vous avez ma parole d’homme que je ne cherche pas une aventure en l’occurrence. Vous l’avez dit : pas avec vous ! Cette petite m’a causé un choc. Savez-vous pourquoi ? Eh bien ! parce qu’elle a un regard, je ne peux que me répéter. Et dans le cinéma on manque de regard ! Pourquoi Morgan est-elle Morgan ? Pas parce qu’elle est belle, des filles belles, on en trouve plein les rues et jusque dans les alcôves… Mais parce qu’elle a un regard ! Avec le regard de cette gosse, moi, Stephan Stephani, je suis prêt à faire un film ! Voilà !

Il entra dans l’ascenseur. Taride en profita pour refermer la porte. Quelqu’un dut appuyer sur le bouton d’appel, en bas, car la cage d’acier plongea dans le gouffre des étages avant que le metteur en scène ait eu le temps de l’actionner.

Henri eut la vision fugace de la tête énorme de Stephani s’engloutissant à ses pieds en criant :

— Pensez à ce que je vous dis ! Je suis prêt à…

Il haussa les épaules et rentra dans ses bureaux.

— Ouf ! dit-il à Eva, quel raseur ! Le voilà qui veut te faire tourner maintenant !

— Ah oui ! ronchonna la jeune fille qui achevait un article consacré à un jeune premier du genre bellâtre musclé.

— Il prétend que tu as un regard !

— Tu parles ! Ça me permet de voir sa gueule de goret !

— Je t’en prie ! fit Taride. Si quelqu’un t’entendait et lui rapportait tes paroles, il me retirerait sa clientèle.

« Tu n’aimerais pas faire du cinéma ? » demanda-t-il, un peu surpris.

— Non.

— C’est pourtant le rêve de toutes les jeunes filles !

— Justement.

— Tu as raison, va, dit le publiciste en tapotant la joue d’Eva.

Il regarda sa montre. Il était six heures. La standardiste sortait de son réduit hérissé de fiches, suivie du maquettiste et du comptable.

— Vous ne partez pas, miss Marthe ? demanda Taride à sa secrétaire qui s’attardait, rangeant ses instruments de bureau avec une application exaspérante.

Les truands allaient arriver. Il voulait les recevoir sans autre témoin qu’Eva.

— Oh ! j’ai le temps, dit-elle.

Elle le faisait exprès. Taride la soupçonnait d’avoir écouté la veille, à la porte de son bureau, tandis que le Corse lui révélait son infortune. Elle n’avait pas fait la moindre réflexion, après le départ des crapules. C’était un signe.

Il n’insista pas. Comme il regagnait son bureau, la porte s’ouvrit et Tino Mattei entra, suivi de son pâle compagnon.

Il souleva poliment son feutre.

— M’sieurs-dames !

Il était prudent. L’opération du jour s’avérait plus risquée que les autres. Taride avait eu le temps de réfléchir, de se reprendre. Il pouvait y avoir même un poulet dans les bureaux, prêt à intervenir.