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— Vous ne l’avez pas rêvé, c’est moi qui vous l’ai appris.

Le garçon réfléchit, les sourcils froncés. Ses mains amaigries pétrissaient le drap, nerveusement.

— C’est vrai, je crois me le rappeler… C’est Agnès, n’est-ce pas ?

— C’est Agnès !

— C’est pour cela qu’elle pleurait, dans le salon de thé, lorsque je suis revenu du téléphone… Elle me pleurait !

— Peut-être, admit le Notaire. Agnès a toujours su pleurer le maximum de souvenirs avec le minimum de larmes…

— Elle m’a empoisonné, répéta Hervé.

Cette idée ne l’effrayait pas. Maintenant qu’il se sentait hors d’affaire, il trouvait à la chose un certain romantisme auquel il était sensible.

— Je me demande bien pourquoi, fit-il brusquement.

— Oh ! les raisons ne sont jamais bien loin de ses actes. Vous deviez représenter un danger pour elle !

— C’est juste… Des hommes voulaient la faire chanter… Elle refusait de payer… Moi j’avais peur, je l’ai menacée de tout dire à son mari si…

— Eh bien ! ne cherchez pas plus loin.

— C’est de la folie ! fit Hervé. Elle risquait l’échafaud !

— Mais non. Elle a utilisé un poison impossible à identifier, car il est assimilé par l’organisme…

— Alors, comment avez-vous su ?

— Mettons que mon petit doigt m’ait prévenu !

Hervé détailla le Notaire.

— Vous êtes un drôle de bonhomme, fit-il.

— C’est bien embarrassant d’ailleurs, fit Valmy.

Il se pencha en avant. Son regard indéfinissable plongeait dans le cœur d’Hervé. Il voulait fuir ces yeux immobiles, mais une force magnétique l’empêchait de détourner la tête.

— Vous m’avez dit qu’elle voulait ma mort à cause de l’argent, chuchota Valmy. De quel argent s’agit-il ?

— L’assurance !

Le Notaire se massa le menton, perplexe.

— Quelle assurance ?

— Vous êtes le parrain de sa fille, n’est-ce pas ? Vous aviez souscrit une importante assurance vie au profit de l’enfant ?

— Peut-être… Oui, je crois me souvenir, mais tout cela est si loin !

— Agnès a continué à payer les primes de cette assurance, après votre disparition. Elle l’a même fait augmenter en votre nom… Maintenant le montant est de vingt millions.

— Très intéressant, fit Valmy, après ?

— Ces vingt millions devaient aller à la jeune fille si vous décédiez après qu’elle aurait eu atteint dix-huit ans. Si vous mouriez avant, ils allaient à la mère…

— Oui, oui, oui…

On aurait dit que le Notaire avait un masque sur le visage. Il ressemblait à ces sculptures représentant la tragédie.

— Je vous fais du mal, n’est-ce pas ? soupira Hervé.

— Même pas, affirma Valmy. Ainsi, Agnès a voulu faire le nécessaire pour toucher l’argent avant que sa fille ait dix-huit ans ?

— Oui. Pendant des jours et des jours elle m’a planté cette idée dans le crâne. Je vous tuais et elle avait l’argent. Elle quittait alors son mari pour s’enfuir avec moi. Nous devions aller en Espagne… Je… J’étais fou d’elle ! Elle me persuadait que votre mort était sans importance, que, moralement, elle s’était déjà produite…

Il ferma les yeux. Deux larmes pénibles filtrèrent de ses paupières closes.

— Pour moi, c’était un être exceptionnel…

Il rouvrit les yeux, eut un hoquet étouffé, et avança la main vers le Notaire.

— Je suis un misérable ! Une loque ! Mais vous ne pouviez pas savoir combien j’ai été heureux en apprenant que vous viviez ! Je me moquais de la déception d’Agnès !… J’ai prié ! Je vous jure que j’ai prié !

— Comment m’avait-elle retrouvé ? coupa Valmy.

— Je ne sais pas. Un jour, nous étions en voiture. Elle s’est arrêtée devant un café de Saint-Ouen où vous buviez. Elle vous a désigné à moi à travers les vitres en me disant : « Tu vois, ce clochard, c’était quelqu’un de bien autrefois. Il était le parrain de ma fille. S’il mourait, je toucherais vingt millions… » Voilà comment tout a commencé !

Il y eut un silence, puis la voix de Jeanne s’éleva dans la pièce voisine. Elle fredonnait une vieille chanson de marin. Elle chantait juste et on la devinait heureuse.

— C’est tout ! dit Hervé… Après, ces hommes sont venus chez moi pour me demander de l’argent pour compenser, disaient-ils, le mal que je vous avais fait…

Comme le Notaire ne parlait pas, il questionna :

— À votre tour, j’aimerais que vous me disiez…

— Quoi ? trancha Valmy.

— Simplement pourquoi vous êtes devenu clochard…

— Simplement ! ironisa Valmy… C’est bigrement compliqué, au contraire…

— Vous ne voulez pas m’expliquer ?

Le Notaire se leva. Il gagna la croisée, regarda par les jours du rideau. Cette fenêtre, comme celle où il se postait d’ordinaire, donnait sur la rue. Il aperçut Ficelle, dans le café. Il ne quittait presque plus rétablissement maintenant.

— Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, soupira Valmy.

Il devinait le visage blafard de Ficelle tourné vers l’immeuble. La longue patience de l’homme au grand nez défiait l’entendement. Qu’espérait-il donc ? Valmy ne pensait pas que ce fût de l’argent, car il connaissait le désintéressement de ce chien fidèle… C’était plus décourageant encore que si une basse question matérielle eût animé Ficelle. Jeanne venait d’entrer et, apercevant son protégé immobile devant la croisée, ne soufflait mot.

— Je crois que tout a débuté lors d’un voyage que j’ai fait aux Etats-Unis après la guerre, dit Valmy… Un jour, en traversant la Louisiane, j’ai vu un vieux Noir assis dans un fauteuil à bascule, devant sa case minable. Il habitait une espèce de bidonville écrasé par le soleil. Je n’ai jamais vu une expression plus sereine que la sienne sur le visage d’un homme vivant.

« Je l’ai envié. J’ai rêvé d’accéder, moi aussi, à ce dépouillement total… Et puis, lorsque je suis rentré en France, il s’est produit dans ma vie quelque chose de très, très important !

« Alors je me suis mis à boire, pas tellement pour oublier, mais pour affaiblir ma volonté, pour détruire ce qui faisait de moi un homme du monde… Je pensais au vieux nègre de Louisiane, dans son fauteuil, avec sa barbe blanche et son air de bon Dieu noir… »

Il se retourna, aperçut Jeanne.

— Vous étiez là, ma petite ?

Elle lui souriait tendrement.

— Oui, mais voilà, reprit Valmy… Nous ne sommes pas en Louisiane, et je ne suis pas un nègre !

Il frappa son poing dans la paume de sa main ouverte, comme le fait un boxeur expliquant un coup imparable.

— Je suis M. Lucien Valmy ! Que dis-je ! Maître Lucien Valmy, avocat à la Cour, et il a fallu me faire entrer cette vérité dans le crâne à coup de matraque !

Il était rouge d’excitation.

— Eh bien, nous allons voir ! s’écria-t-il… Nous allons voir ! » Il lut l’inquiétude dans les yeux de l’infirmière. Il s’approcha d’elle, souriant. « Jeanne, fit-il, vous aviez raison… Tout recommence ! »

36

Agnès venait de passer la plus mauvaise journée de sa vie. Folle d’anxiété, elle n’avait pas quitté l’appartement. Chaque bruit la faisait sursauter, et son cœur bondissait lorsque éclatait la sonnerie du téléphone.

Eva entra au salon avant de passer par sa chambre comme elle avait coutume de le faire.