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— Henri est avec toi ? demanda Agnès.

— Il rentre la voiture, fit Eva en se laissant choir près de sa mère, sur le canapé.

— Alors ?

— Tu peux croire que j’ai eu chaud…

— Raconte…

— Primo, ce matin, visite à ton gigolo…

— Hein !

— Tu vois, je prends les événements dans l’ordre chronologique !

Agnès bredouilla :

— Vous… vous l’avez vu ?

— Nous, oui ; mais pas lui, car il est dans un triste état ; intoxication, prétend le bonhomme qui le soigne… Mais Henri pense qu’il a voulu se suicider…

Puis Eva ricana en regardant sa mère :

— Tel que je le connais, ça me paraît tout à fait dans son personnage.

— Comment, tel que tu le connais ! s’écria Mme Taride.

— Figure-toi que nous nous sommes rencontrés une nuit dans une boîte de Saint-Germain… Nous avons même flirté ensemble… Oh ! un flirt du genre morbide : il m’a raconté qu’il venait de tuer quelqu’un !

Agnès en eut la respiration coupée.

« Pourvu qu’il meure, songea-t-elle. C’est une calamité que ce garçon ; quelle folie j’ai faite en me fiant à lui ! »

Voyant que sa mère ne disait rien, Eva questionna :

— Tu le savais, toi, que c’était un assassin ?

— Ridicule ! C’est un chimérique…

— Tu crois ?

— Oui.

— C’est curieux que tu aies pris pour amant un garçon pareil ! Tu es tellement positive et c’est un être tellement flou.

Elle secoua les épaules.

— Il est vrai que les extrêmes s’attirent.

— Quelqu’un le soigne, dis-tu ? trancha Agnès.

— Oui. Un curieux type, bourru comme pas un, qui nous a presque fichus dehors…

Agnès écoutait à peine. Comment se faisait-il qu’Hervé vécût encore ! Elle était braquée sur cette terrifiante question. Lorsque son mari et sa fille lui avaient rendu visite, cela faisait environ trente-six heures qu’il avait absorbé le poison.

Il aurait dû… Il aurait dû être mort.

Elle demanda, d’une voix pâle :

— Il était très malade, dis-tu ?

— Je ne veux pas t’affoler, mais il se trouvait dans le coma.

Et elle lui retourna la remarque que Taride lui avait adressée en sortant de chez Hervé Vosges.

— Ça ne paraît pas tellement t’affecter…

— Je suis abasourdie, ma chérie…

— Tu devrais peut-être aller le voir ?

— Oh ! non, non ! Je pense aux autres… Maintenant, qu’il vive ou qu’il meure, c’est fini entre nous, lâcha farouchement Agnès.

Eva frémit.

— Comme tu es cynique !

— Je suis prudente. Ce garçon n’a été qu’un caprice, qu’une faiblesse… Le démon de la quarantaine, ma pauvre choute…

— Tandis qu’Henri, c’est ta force et ta raison ?

— Exactement !

Un coup de sonnette caractéristique annonça l’arrivée de Taride.

— Et les gangsters ? questionna vivement Agnès, sont-ils venus au rendez-vous ?

— Oui. Apparemment, tout a bien marché… Henri leur en a imposé. Lorsqu’il a parlé de la méprise me concernant, ils n’ont pas protesté. Mais je peux te dire que le plus âgé des deux m’a lancé un drôle de regard…

Taride entra, radieux.

— Eva vous a dit ? demanda-t-il en embrassant sa femme.

— Oui. Il paraît que vous avez rivé leur clou à ces voyous ?

— Et comment ! Je peux vous assurer qu’ils nous laisseront désormais en paix…

Agnès vit la grimace sceptique que lui adressait Eva dans le dos de Taride.

Cette mimique pessimiste ne troubla pas sa sérénité retrouvée. Elle avait gagné le match difficile de cette journée, et ne voulait pas penser à l’avenir.

— Vous savez la nouvelle ? exulta Henri…

— Ne me l’apprenez que si elle est bonne, plaisanta Agnès.

— J’ai une nouvelle employée…

— Ah oui ?

Il désigna Eva.

— Cette jeune personne ! Elle vient mettre un peu d’ordre dans les press-books de ma secrétaire.

— Laquelle me fait une gueule à tout casser, renchérit Eva. Cette demoiselle Marthe est jalouse. Je parie qu’elle t’aime en secret, Henri.

— Je l’espère bien, dit Taride… Toutes les vieilles filles aiment leur patron.

Il secoua la tête d’Eva.

— Vous savez qu’on la sollicite pour le cinéma ! reprit-il. D’après Stephan, elle aurait un regard…

Agnès les considéra avec gravité.

— C’est vrai ?

— Tout ce qu’il y a de plus authentique…

— Et ça ne te tente pas ? demanda-t-elle à sa fille.

— Pas le moins du monde ! D’ailleurs, ce serait impossible, tout à fait impossible. Je me trouble déjà lorsque je me sais regardée ; alors tu parles, devant l’œil d’une caméra !

— Tu devrais essayer tout de même, conseilla Agnès. On ne sait jamais…

— Rien à faire ! trancha Eva… Je vais me changer… On dîne bientôt ? Les émotions, ça me creuse !

La soirée fut gaie, comme toutes les soirées consacrant la fin d’une ère troublée. Chacun des trois habitants du boulevard Maurice-Barrès se sentait délivré d’un gros poids. Ce qui réjouissait Taride, c’était cette orientation nouvelle donnée à la vie d’Eva. S’il pouvait la garder près de lui, au bureau, il allait être heureux. Elle avait submergé son existence, comme une vague qu’on n’a pas vue arriver. Henri se demandait maintenant si, en portant un véritable culte à Agnès, ce n’était pas inconsciemment sa fille qu’il chérissait.

Le lendemain, Agnès quitta l’appartement peu après les siens. Elle voulait récupérer sa journée crispée de la veille, se donner un peu d’exercice… Elle hésita sur son emploi du temps. Elle était tentée d’aller chez Hervé, mais la prudence la retint. Elle se contenta de téléphoner. La sonnerie d’appel résonna longtemps et personne ne décrocha. Elle en augura que Vosges était mort dans la soirée précédente. Cela lui fit un peu de peine et la soulagea beaucoup.

En femme d’action, elle savait s’arracher aux ronces du passé. Ainsi que l’avait résumé le Notaire : elle versait toujours le minimum de larmes…

Ses amours perdues étaient bien perdues. Elle possédait assez de force de caractère pour accepter.

Elle avait supprimé son jeune amant, comme on sacrifie un arbre malade.

Désormais, une seule préoccupation la hantait : supprimer Valmy avant onze mois.

Agnès prit sa voiture et se dirigea vers la piscine Deligny. Elle aimait cette rumeur caractéristique des piscines, ces cris auxquels l’eau donnait un écho bizarre. Elle aimait les corps bronzés des jeunes gens, les maillots extravagants des filles, les plongeons, la lumière verdâtre.

Elle trouva par miracle une place au parking du quai. Dix minutes plus tard, moulée dans un splendide maillot noir à parements blancs, elle sortit d’une cabine et s’approcha du grand bassin. Un homme la regardait, assis dans un transatlantique de toile bleue. Il la regardait et l’admirait. La jeune femme ressemblait à une divinité maléfique. Ce surprenant maillot de bain, un peu funèbre, accentuait ses formes et définissait son côté vénéneux.

Elle gagna le tremplin, joignit ses mains au-dessus de sa tête coiffée d’un bonnet de caoutchouc blanc et plongea impeccablement dans l’onde couleur d’émeraude.