Mattei lui avait fixé rendez-vous place Victor-Hugo, dans un café-tabac. Lorsqu’elle arriva, à l’heure dite, le Corse s’y trouvait déjà. Elle constata qu’il s’était mis en frais de toilette. Il portait un complet gris uni, une chemise pervenche et une cravate tricotée noire. Il aurait été à peu près correct sans le parfum dont il avait cru bon de s’inonder. Tino sentait le salon de coiffure de sous-préfecture…
En voyant arriver Agnès, il se leva à demi sur la banquette et lui tendit sa main redoutable. Son regard sombre luisait de contentement. Il l’examina des pieds à la tête et émit un léger sifflement admiratif.
— Ce que vous êtes bath ! fit-il en s’écartant pour lui faire place…
Elle répondit à l’invite et s’assit près du truand. Il l’intimidait un peu. Pour Agnès, cela ressemblait presque à un premier rendez-vous. Tino lui mit la main sur l’épaule. Le mouvement était tendre, mais la fit frémir.
— Non, je vous en prie ! protesta-t-elle en se contorsionnant pour lui faire lâcher prise.
Le Corse retira sa main et bougonna tendrement.
— T’es une femme à chichis, ma Gueule… Tu sais que tu m’as drôlement manqué, ces jours ?
Elle baissa la tête, jouant la confusion sans tellement se forcer.
— Les nuits, surtout, reprit le Corse quand le garçon eut apporté la consommation d’Agnès… Oui, les nuits je nous revoyais dans cette cabine, en train de bien faire… À propos, faudra que je t’offre un autre maillot, parce que le tien, tu peux en faire des chiffons à vaisselle !
« Tu veux bien qu’on recommence ? Mais alors dans le sérieux, avec nos aises ! »
— Je n’ai pas oublié non plus, affirma la jeune femme.
Elle sourit en guise de réponse. Mattei jeta un billet de cinq cents francs au loufiat et la prit par le bras. Il était tellement fort que ses moindres caresses la meurtrissaient.
Agnès était déjà chavirée à l’idée de faire l’amour avec Tino. Elle se souvenait de l’étrange impression qu’elle avait ressentie en l’apercevant, le premier jour, dans son salon, si massif, si terrifiant.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle, une fois dehors.
— Je t’ai donné rendez-vous dans ce bar parce que je connais un petit studio au poil, tout près…
C’était avenue Raymond-Poincaré, au fond d’une cour verdoyante au milieu de laquelle mourait un gros tilleul. On grimpait un escalier de bois et au premier étage, une plaque de cuivre annonçait pudiquement « Studios meublés. »
Tino sonna un long coup, puis deux petits coups brefs, en clignant de l’œil à sa compagne de façon prometteuse.
Une fille à mine délurée vint ouvrir. Une petite brunette de dix-huit ans qui connaissait de la vie tout ce que les filles de son âge doivent en ignorer.
Le Corse était un habitué. Elle lui sourit prudemment, jeta un regard appréciateur à Agnès et les guida à une chambre assez extravagante pourvue de glaces au plafond et dont les murs bleu nuit étaient constellés d’étoiles en strass.
Agnès n’avait jamais suivi d’hommes en de semblables endroits. C’était d’un mauvais goût forcené et cela l’amusa. Avec ce curieux partenaire, elle connaissait l’amour vache et son décor de pacotille.
Tino semblait fier de l’endroit comme, s’il en eût été l’architecte.
— Qu’est-ce t’en penses ? demanda-t-il. Vicieux, non ? Et tu vas voir, quand on éteint l’électricité !
Joignant le geste à la parole, il pressa l’interrupteur. Quelques-unes des étoiles s’allumèrent, répandant une lumière ocre, scintillante. La pièce ressembla à un cirque pendant une attraction aérienne. Le plafond de glace faussait les perspectives et réfléchissait les étoiles en les multipliant infiniment.
— Ça nous change de la cabine de l’aut’ jour, hein, ma loute ? Ici, tu vois, c’est de l’amour à grand spectacle qu’on peut s’offrir.
Il baisa goulûment la bouche d’Agnès, passant sa main velue sur les rondeurs de la jeune femme, murmura :
— Allez, zou, déshabille-toi, qu’on s’explique !
Ce fut une heure échevelée qui anéantit Agnès. Le Corse se comportait comme un jeune homme, mais avec une solide expérience amoureuse et une audace sans limites. La femme de Taride s’avérait d’ailleurs une partenaire digne de lui.
Lorsqu’ils se désunirent, elle s’abattit au côté du truand, les bras allongés contre ses cuisses, les yeux fermés… Elle était bien, son corps assouvi semblait l’avoir quittée et elle flottait dans une torpeur heureuse près du mâle qui l’avait comblée.
Tino alluma une cigarette et, passant son bras sous la nuque d’Agnès en un mouvement protecteur, questionna :
— Ça vaut ton petit cavillon, chérie ?
— Taisez-vous, fit la jeune femme.
— Oh ! tu peux me tutoyer, plaisanta le Corse…
Ses prouesses ne l’avaient pas fatigué et il restait pareil à lui-même ; aussi maître de soi après l’amour qu’avant.
— À propos de ton minable, tu le revois toujours ?
— Non, fit Agnès en rouvrant un œil.
— Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Je ne sais pas… Il se cache sans doute… Il a eu peur !
Mattei exhala une bouffée de fumée interminable qui dansa une farandole entre les étoiles lumineuses… Il regardait leurs corps nus dans les glaces du plafond. C’était comme s’il avait eu le don d’ubiquité et qu’il se fût penché sur un puits au fond duquel ils gisaient.
— Vise-nous, dit-il, en désignant les glaces de sa cigarette incandescente, on dirait deux statues, tu trouves pas ?
Agnès leva les yeux. Ils étaient lointains, irréels.
— Deux gisants, c’est vrai, reconnut-elle.
— Deux quoi ?
— Deux gisants… Ce sont des statues couchées…
Il hocha la tête, vexé qu’elle fût plus savante que lui, et flatté pourtant.
— À propos de ton petit mec, dit-il, faudra que je me le paie tout de même… Surtout maintenant, ça me dirait de le dérouiller… Quand je pense que tu t’es farci un minable pareil, tiens, ça me fout en pétard !
Il écrasa sa cigarette contre le mur et la jeta adroitement dans le bidet où elle chuta avec un petit crachotement.
Le Corse se tint sur un coude, regardant sa compagne. Une légère sueur pareille à de la rosée couvrait les cheveux fous de ses tempes.
— Tu vois, ma loute, murmura-t-il d’un ton pénétré, les jeunots, c’est zéro pour la bagatelle et double zéro pour la gamberge. Quand je vois une fille comme toi et que je pense à comment que t’as su manœuvrer ton mari, tu sais ce que je me dis ?
Agnès secoua la tête.
— Je me dis que c’est dommage que tu paumes ta vie dans des salons de thé ou d’essayages. À nous deux, on voudrait te faire un de ces malheurs…
Il se pencha sur la poitrine offerte d’Agnès, et du bout des dents mordilla doucement la pointe d’un de ses seins.
— Non, plus ! supplia-t-elle.
Il eut un rire orgueilleux.
— Madame est blasée ?
— Oui !
— Ce malheur qu’on pourrait faire, reprit-il en la contemplant, c’est pas dit qu’on ne le fasse pas… plus tard, quand je t’aurai prouvé quèque chose…
— Prouvé quoi ? demanda-t-elle.
— Que je ne suis pas une fleur de nave comme tu pourrais peut-être le croire !
— Je ne crois rien de semblable, dit Agnès…
— Oh ! que si… Mais ça ne fait rien, ma gosse… Tu verras…