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En voyant le malheur enlaidir le visage d’Eva, il éprouvait de la peine, mais il continuait de parler. Il racontait l’ignoble calcul de Mme Taride, concernant Valmy… Il disait sa patiente machination, son dressage savant de l’amant qu’elle transformait en meurtrier, et enfin le dernier acte homicide d’Agnès… Il ne faisait aucun commentaire, se contentant de relater les faits sans chercher à les analyser.

Lorsqu’il se tut, il comprit qu’il venait de commettre un nouveau crime. Beaucoup plus vrai que le premier. Eva tâtonna pour trouver le loquet de la porte.

— Attendez ! Aurore ! Aurore ! s’écria Hervé.

Il voulait la retenir, essayer de réparer…

Elle le bouscula et s’élança dans l’escalier en galopant. Hervé trébucha et tomba à genoux sur le paillasson.

Il répéta encore :

— Aurore !

Mais elle ne pouvait pas répondre. Personne ne s’appelait plus Aurore.

Il joignit les mains dans un geste de désespoir.

— Je vous demande pardon, dit-il…

40

Taride ne prononça pas une parole. Il détourna les yeux, gêné, semblait-il, par le regard impitoyable d’Agnès rivé sur lui. Les deux truands le contemplaient, goguenards. Le publiciste s’arracha à cette pièce odieuse. Il rebroussa chemin, parcourut le couloir et quitta les Studios meublés d’une allure d’automate.

Il souffrait, mais moins qu’il l’eût imaginé si on lui avait prédit pareil cauchemar. Il avait seulement mal à l’orgueil.

Tout son amour pour Agnès se retournait maintenant sur lui. Une pile de souvenirs étincelants lui tombaient dessus, et les images du passé devenaient ternes comme l’étain.

Il partit à pied sur l’avenue Raymond-Poincaré, dépassa sa voiture, s’en aperçut un peu plus loin et revint à l’auto américaine. Un jour, il y avait très longtemps, il faisait de la voile sur le bassin de Meulan. Il ne connaissait pas encore bien la manœuvre… Un coup de vent inattendu avait arraché une amarre et il avait reçu une pièce de bois sur la nuque. Taride se rappelait ce brusque mollissement de son individu, plus pénible que la douleur ressentie. Il était parti en avant, avait pu s’agripper au pontage du bateau, mais il lui avait fallu près d’une minute pour retrouver son équilibre et sa lucidité complète ; une longue minute au cours de laquelle il avait vu fuir l’eau sombre de la Seine à quelques centimètres seulement de son visage…

En cet instant de flou, il retrouvait cette impression de péril et d’impuissance, ce vague perfide dont il avait conscience et qu’il ne pouvait chasser de son esprit.

« Si j’avais su, répétait-il… Si j’avais su. »

Qu’aurait-il fait ? Ou plutôt que se serait-il abstenu de faire ? D’épouser la trop belle Agnès ? Ou plus simplement d’obéir au Dingo quand tout à l’heure il était venu le trouver à son bureau en lui demandant de le suivre ?

Taride s’en voulait de sa faiblesse. Il avait eu la tentation de chasser l’homme. Mais le Dingo, avec son visage sournois et maléfique, ses yeux réjouis de sadique assouvi, avait su forcer son orgueil.

« Si vous voulez voir un spectacle intéressant, venez avec moi, avait-il dit, mystérieux. N’ayez pas la trouille, il s’agit pas d’un coup fourré, vous pouvez même vous faire accompagner par des poulets si vous voulez… »

Et Taride l’avait suivi. Le Dingo avait lancé l’adresse des Studios. Plus un mot n’avait été échangé entre les deux hommes. Une fois dans l’auto d’Henri, ils étaient redevenus étrangers l’un à l’autre.

Le publiciste s’assit derrière son volant et contempla le levier de conduite avec égarement. Que fallait-il faire maintenant ? Le plus triste de l’aventure, c’était ces décisions à prendre… Ce respect humain à satisfaire… Demander le divorce ? Mais auparavant il allait devoir retrouver Agnès, lui parler en se composant un ton… Le ton d’un monsieur qui a vu sa femme nue sous un autre homme nu. Ce regard sur le couple enlacé le couvrait à jamais de ridicule. Etre trompé est une chose, mais s’en laisser administrer la preuve de cette manière-là en est une autre beaucoup plus pénible. Taride ne se remettrait jamais de ce flagrant délit.

Il embraya, descendit lentement jusqu’à l’avenue du Bois et obliqua sur l’Etoile. La force de l’habitude le conduisait à ses bureaux, à sa passerelle de commandement d’où il dirigeait cette affaire qu’il croyait importante moins d’une heure auparavant et qui, maintenant, lui semblait ridiculement inutile…

Il laissa sa voiture en haut des Champs-Elysées et descendit l’avenue jusqu’à George-V. En chemin il croisait des gens de connaissance, serrait des mains d’un air absent, en s’efforçant pourtant de sourire.

À la terrasse de chez Alexandre, il aperçut une vedette en vogue en compagnie de Stephani. Le metteur en scène lui bondit dessus.

— Cher Henri, vous avez transmis à la petite ma proposition d’un bout d’essai ?

— Foutez-moi la paix ! gronda Taride en écartant l’adipeux bonhomme.

— Mais, cher ami ! béa Stephani, ahuri, en regardant s’éloigner le publiciste.

La petite ! Taride commençait seulement à penser à elle. Dans l’aventure, les liens ténus qui les rapprochaient allaient se rompre. Naturellement, elle suivrait sa mère, car il n’avait aucun droit sur elle. À l’idée de se retrouver seul dans son luxueux appartement, sans les étreintes d’Agnès, sans l’amour d’Eva, un sanglot monta à sa gorge.

Il prit l’ascenseur, poussa la porte vitrée sur laquelle son nom luisait, en caractères de cuivre.

Le bureau qu’Eva occupait, près de Mlle Marthe, était vide.

— « La petite » n’est pas là ? demanda Taride à sa secrétaire.

D’ordinaire, il disait « Mlle Eva ». Cette expression fit tressaillir la vieille fille. Elle regarda son patron et vit que ça n’allait pas. Depuis quelques jours, d’ailleurs, exactement depuis l’intrusion des truands, l’atmosphère des bureaux avait changé. La présence d’Eva contribuait également à modifier le climat de la maison.

— Non, elle n’est pas encore venue, fit Mlle Marthe.

Taride hocha la tête, passa dans son trop beau bureau.

Inutile, tout cela… Vain ! Superflu !… À quoi bon ce luxe ?

Il donna un coup de pied dans son fauteuil pivotant. Le siège accomplit un tour presque complet sur lui-même sans faire le moindre bruit.

Il s’assit, dénoua sa cravate… Une feuille de papier blanc se trouvait en permanence posée devant lui, flanquée d’un crayon. Comme les Américains, inventeurs du stylo à bille, il ne se servait que de crayons à mines.

Il les affûtait amoureusement sur la page blanche, puis il soufflait le petit monticule de poudre noire. Cela laissait une tache sombre sur le papier. Il la cernait d’un trait appuyé et la figure ainsi obtenue, bien qu’informe, lui rappelait toujours quelque chose.

Il prit son crayon. La pointe en était aiguë comme celle d’une épingle. Taride dessina un ovale incertain qu’il agrémenta de pattes courtaudes…

Pourquoi Eva n’était-elle pas venue au bureau ce jour-là ? Précisément ce jour-là !

Taride ouvrit le dernier tiroir de son bureau. Au fond, sous une pile de maquettes inutilisées, il y avait un revolver.

Il n’avait jamais eu la tentation de se tuer. À cet instant encore il ne contemplait l’arme que pour voir si elle allait le tenter. Mais non ; cette chose noire, sournoisement engourdie dans le froid de l’acier, lui répugnait. S’il souhaitait mourir, c’était seulement pour ne plus avoir à agir. Or se tuer est le plus pénible de tous les actes. D’un coup de pied, il referma le tiroir. Et le tiroir reprit sa position initiale, sans bruit, tout étant insonorisé dans la pièce. Quelle idée ridicule ont donc les architectes ! Pourquoi chasser le bruit de l’existence alors qu’il appartient à nos sens au même titre que la lumière ?…