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— J’ai horreur de ce genre de questions, Henri, déclara-t-elle. Vous demandez « ça » comme d’autres remplissent un formulaire pour solliciter une décoration.

— Mais voilà huit jours que je dors seul, ma chérie !…

— Moi aussi, riposta Agnès, ironique.

— Et vous vous moquez de moi, par-dessus le marché. J’aimerais savoir…

Elle lui opposait son énigmatique sourire.

« Grand Dieu ! comme elle est belle », songeait Taride en la couvrant d’un regard avide. Les épaules bien rondes d’Agnès brillaient comme de l’acajou. Elles en avaient la couleur foncée et le poli. Et son odeur, par surcroît, le chavirait… Une odeur rare de fleurs rêvées…

— Savoir quoi ? murmura-t-elle de cette voix sourde, légèrement rauque, qu’elle prenait parfois et qui mettait le comble à sa sensualité.

Il haussa les épaules.

— Pourquoi vous vous refusez si souvent, Agnès ? Vous aimez l’amour, votre comportement dans l’étreinte le prouve, mais…

Elle descendit de l’auto, claqua la portière et lança par la vitre baissée :

— Je m’étonne qu’un homme bien élevé réussisse à être aussi choquant, Henri !

Il la vit se diriger vers la porte de l’immeuble, appuyer sur le timbre d’ouverture et disparaître, forme blanche, dans ce gouffre noir. Alors seulement il démarra.

Taride était déconcerté par sa femme. Depuis leur mariage, il ne parvenait pas à la comprendre. Il devait s’avouer que cela d’ailleurs mettait du piquant dans leur union. Trop de mariages sont détruits par la banalité de la routine. Avec Agnès, rien de pareil. La vie en commun était un tournoi permanent. Chaque matin, en s’éveillant, l’élégant quinquagénaire savait que sa principale tâche de la journée consisterait à conquérir Agnès… Pour cela, il ne négligeait rien : ni les cadeaux, ni les attentions… Il se comportait comme un amoureux transi. Il vivait sous pression et dans le fond, c’était très agréable ; cela lui conservait une perpétuelle jeunesse.

Agnès était de ces femmes qui retiennent les hommes non pas en se donnant, mais au contraire en sachant se refuser. Les jours de Taride étaient faits d’espoir et de crainte.

Il vira dans la première rue, gagna l’avenue de Neuilly, remonta à Maillot et vira dans le boulevard Gouvion-Saint-Cyr où se trouvait son garage.

En le reconnaissant, le gardien de nuit se précipita, obséquieux, car de tous les clients, Taride était le plus généreux.

Celui-ci abandonna sa Cadillac dans l’entrée, fit un petit geste amical à l’homme en cotte bleue et rebroussa chemin.

La nuit était limpide comme une nuit d’hiver. À cette heure tardive, la circulation fonctionnait au ralenti. Des senteurs d’arbres arrivaient du bois de Boulogne, soufflées par une menue brise.

Taride respira profondément. La caresse de ce vent léger lui faisait du bien. Il s’était ennuyé toute la soirée dans un salon triste, à boire des drinks en compagnie de gens moroses, et il avait besoin de s’oxygéner. Il traversa le rond-point afin de marcher le plus possible en bordure du Bois. Des putains faisaient les cent pas sous les arbres. En apercevant cet homme en smoking, elles se précipitèrent, aguichantes. Mais Taride avait un visage hermétique qui décourageait les bonnes volontés les plus tenaces. Il franchit le barrage des filles et plongea dans l’ombre pâlotte des frondaisons… Il fit quelques pas, sans se presser, désireux de savourer le plus possible cette paix nocturne. Dans quelques instants, il serait debout devant la porte d’Agnès, la suppliant de l’accepter. Encore un dur moment d’humiliation qu’il ne pourrait pas éviter. Souvent il décidait de se draper dans sa dignité et de rester dans sa chambre, feindre l’indifférence était une bonne tactique… Mais il ne pouvait l’adopter. Au bout d’un instant, il se relevait, hésitait, puis traversait la salle de bains séparant les deux chambres et frappait à la porte d’Agnès…

Ce soir, il en était sûr, ce serait non. Et pourtant il agirait comme de coutume, espérant malgré tout un revirement de sa femme.

Il s’arrêta brusquement, comme se cabre un cheval effrayé. Il fronça les sourcils et regarda un couple enlacé à l’ombre d’un marronnier. Les amoureux se croyaient bien tranquilles, mais un lampadaire de l’avenue, balancé par le vent, les captait par instants de sa lumière livide. Taride reconnut Eva, sa belle-fille.

Il ressentit beaucoup de surprise et de colère. Que faisait cette gamine de seize ans à pareille heure dans les bras d’un homme !

Il s’approcha afin d’être certain de ne pas se tromper. C’était bel et bien Eva. L’homme qui l’étreignait la tenait appuyée contre l’arbre et pesait sur elle de tout son poids. Il avait inséré une jambe entre celles de l’adolescente et leur posture avait quelque chose de lubrique qui troubla confusément Taride et accentua sa rage. Il s’était imaginé jusque-là qu’Eva était seulement une petite adolescente écervelée, gavée de jazz et de philosophie sartrienne…

— Eva ! cria-t-il.

Le couple se désunit. L’homme se retourna et Taride, à sa grande surprise, vit qu’il s’agissait d’un individu de son âge, assez mal vêtu, à l’air vicieux et sournois…

Sa surprise fut telle qu’il ne sut que dire. Eva le regardait fixement. Il fut frappé par sa ressemblance avec sa mère. Il n’avait jamais remarqué à quel point elle avait le regard d’Agnès et sa figure triangulaire de somptueux reptile.

— Eva, fit Taride en s’avançant d’un nouveau pas, Eva, ce n’est pas possible, je rêve !

En guise de réponse, elle éclata de rire. Son partenaire avait l’air gêné et indécis. Il regardait tour à tour Taride et la jeune fille, ne sachant trop quel parti prendre.

Henri Taride commença par s’occuper de lui. Il bondit sur l’homme chafouin, le saisit par les revers de son veston et le secoua avec rage.

— Bougre de dégoûtant, vous n’avez pas honte ! Une gamine !

— Lâchez-moi ! glapit l’étrange amoureux d’Eva… Lâchez-moi tout de suite ou j’appelle !

— C’est moi qui vais appeler, salaud ! hurla Taride… Détournement de mineure, vous aurez bonne mine !

Eva se mit à crier de toutes ses forces :

— Au secours ! Au secours !

De saisissement, Taride s’arrêta de malmener son antagoniste. Il regarda sa belle-fille.

— Tu vas te taire, oui !

Mais il était trop tard, des gens accouraient et, bientôt, un agent fendit les badauds. C’était un grand garçon roux… Devant le spectacle ahurissant de cet étrange trio, il ne sut que balbutier :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Eva désignait l’homme qui l’étreignait.

— Ce vilain bonhomme m’a sauté dessus, monsieur l’agent… Il a voulu abuser de moi. Si mon beau-père n’était pas intervenu, il m’aurait peut-être étranglée pour me faire taire.

Le représentant de la loi jeta un regard respectueux à Taride dont le visage racé et le smoking bien coupé l’impressionnaient.

Taride ne trouva rien à dire. Il était médusé et doutait presque de ses sens. Moins que l’ex-partenaire de sa belle-fille en tout cas. Ce dernier était béat de stupeur. Il ouvrait des yeux ronds et secouait la tête en bégayant :

— Ça alors ! Oh ! bien ça alors !… Ce culot !

— Suivez-moi ! décida l’agent…

Il prit le coupable par le bras et le poussa sans ménagement devant lui.

— Veuillez m’accompagner également, messieurs-dames, jeta-t-il à Taride et à sa belle-fille.

Le publiciste lança un regard à la jeune fille qui semblait s’amuser beaucoup. Maintenant elle était toute rose d’excitation.